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Modernisation judiciaire : pourquoi l’IA ne peut pas remplacer les juristes ?

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Modernisation judiciaire : pourquoi l’IA ne peut pas remplacer les juristes ?Photo illustration © DR

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Comment repenser des fonctions traditionnelles comme celles de notaire, de juge ou d’avocat à l’ère des contrats électroniques, des bases de données automatisées et des algorithmes prédictifs ? Faut-il craindre une déshumanisation de la justice ou, au contraire, y voir une opportunité pour rendre le système plus efficace et plus équitable ? Comment concilier cette irruption technologique avec les réalités concrètes du terrain, entre surcharge des tribunaux, inégalités professionnelles et absence de cadre législatif pour encadrer ces nouveaux outils ? Alors que le pays se prépare à accueillir la Coupe du Monde 2030, avec tout ce que cela implique en matière d’ouverture juridique et de coopération internationale, le moment semble venu pour le Maroc d’engager une réforme ambitieuse.

Lors de la 11ᵉ Convention des juristes des pays du bassin méditerranéen, tenue à Fès, le ministre marocain de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a lancé un signal fort : les professions juridiques doivent évoluer au rythme des mutations technologiques. Entre nécessité de réforme, intégration de l’intelligence artificielle et réalités du terrain, la modernisation du système judiciaire marocain s’annonce comme un chantier ambitieux.

Une transformation imposée par la révolution numérique

Dans son discours d’ouverture, Abdellatif Ouahbi n’a pas mâché ses mots. Le système judiciaire marocain, selon lui, est « confronté à des défis majeurs » qui rendent les méthodes de travail traditionnelles obsolètes. L’avènement du numérique, l’essor de l’intelligence artificielle (IA) et les transformations rapides du monde juridique imposent une refonte profonde des métiers du droit.

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Il a interpellé l’assistance sur la pertinence actuelle de certaines fonctions juridiques, remises en question par la dématérialisation progressive des procédures : contrats électroniques, notifications judiciaires numériques, traitement automatisé de données, etc. Le ministre a mis en exergue la nécessité de revoir les rôles traditionnels des notaires, avocats, magistrats et commissaires judiciaires, dans un monde où la technologie bouleverse les rapports entre le citoyen et la justice.

L’IA, entre opportunité technologique et défi éthique

Abdellatif Ouahbi a également souligné le poids des chiffres : près de cinq millions de dossiers judiciaires sont traités chaque année au Maroc. Une charge qui met en évidence la lenteur de certaines procédures et l’insuffisance des ressources humaines et logicielles. La réponse à cette surcharge passe, selon lui, par une modernisation en profondeur des outils de travail et une intégration stratégique de l’intelligence artificielle.

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Mais la technologie, aussi prometteuse soit-elle, soulève des interrogations de fond. Peut-on confier à une machine le soin d’interpréter la loi ? Quels risques pèsent sur l’indépendance judiciaire et les droits fondamentaux ? Le débat est loin d’être clos.

Le ministre n’a pas manqué d’évoquer la perspective internationale, notamment avec l’accueil par le Maroc de la Coupe du Monde 2030. Un événement aux retombées économiques et juridiques majeures, qui nécessite une adaptation du système judiciaire à un environnement mondialisé.

Le pays devra ainsi traiter des actes juridiques venus de l’étranger, gérer des assignations émises par des juridictions internationales et s’adapter aux transactions transfrontalières. Il s’agit, pour Ouahbi, d’un défi à la fois technique, humain et organisationnel : « Nous devons nous préparer à une scène juridique ouverte et mondialisée », a-t-il insisté.

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Une modernisation qui se heurte à la réalité du terrain

Cependant, les professionnels du droit, eux, font face à des réalités bien plus complexes. Une notaire à Rabat, apporte un éclairage concret sur la situation actuelle. Selon elle, « le Maroc est en train de gérer un bouleversement digital dans notre profession, et c’est déjà assez complexe ».

À l’heure où l’on parle d’intelligence artificielle, aucune législation spécifique ne régit encore son usage dans le cadre juridique marocain. Et pour cette notaire expérimentée, l’IA ne saurait remplacer la proximité humaine, si essentielle dans son métier. « Le notariat, c’est la gestion justement de l’humain, et ensuite du juridique », précise-t-elle.

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Chaque dossier, chaque client, chaque situation a sa propre sensibilité. Cette part d’intuition, d’écoute et de dialogue, aucune machine ne peut encore l’intégrer pleinement. Pour autant, la notaire reconnaît les avantages qu’offre l’IA, notamment dans le traitement de données massives ou la recherche juridique automatisée. « Elle nous fait gagner un temps précieux sur les recherches, surtout lorsqu’il s’agit de législations spécifiques ou d’informations techniques », confie-t-elle.

Des disparités criantes dans la profession

Au-delà de la question technologique, la notaire soulève un autre problème structurel : l’inégalité de répartition du travail au sein de la profession. Selon elle, « il y a des notaires qui sont en train de chômer, alors que d’autres ont le monopole des grands contrats avec les promoteurs ». Cette concentration d’activité entre les mains de quelques-uns crée des déséquilibres et accentue les tensions internes dans le corps notarial.

Cette inégalité nuit à la fluidité du traitement des dossiers et empêche une gestion équitable des ressources humaines. Si la transformation numérique s’impose, elle ne pourra réussir que si elle s’accompagne d’une réforme organisationnelle équitable au sein des professions judiciaires.

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Le chantier de modernisation judiciaire engagé par le ministère de la Justice est à la hauteur des enjeux du XXIe siècle. Oui, les technologies offrent une opportunité inédite d’améliorer la performance du système, de réduire les délais et de simplifier les démarches. Oui, l’intelligence artificielle peut transformer en profondeur les métiers du droit.

Mais cette modernisation ne pourra se faire au détriment de l’humain, puisque la justice, c’est avant tout une affaire de dialogue, de compréhension, d’écoute. L’algorithme ne pourra jamais remplacer l’intuition d’un juriste face à une situation délicate.

 

Le Maroc se trouve à un carrefour stratégique. L’avenir de sa justice dépendra de sa capacité à conjuguer innovation technologique et valeurs humaines. La réussite de cette transition passera par un accompagnement législatif solide, une formation continue des acteurs du droit et une volonté politique affirmée. Le défi n’est pas seulement de moderniser pour moderniser, mais de construire une justice plus efficace, plus équitable et plus accessible, sans jamais perdre de vue ce qui fait son essence, le service du citoyen.

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