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Ode aux rides

Temps de lecture

Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Nos mères étaient ridées, mais elles étaient belles. Elles étaient surtout uniques.

Sur leur visage, la météo des sentiments laissait sa trace, jour après jour, à mesure que les événements se succédaient.

On pouvait y lire, sans effort, les peines, la douleur, tout autant que les moments de joie et le bonheur d’être. Malgré l’âpreté de la vie, les accidents de parcours. Tout comme s’y lisaient ces instants où leur visage se transformait en astre dispensant sa paisible lumière sur toute la famille. C’étaient certainement les moments les plus précieux de toute notre existence, sans que nous en saisissions la valeur.

Chaque instant était une succession d’imperceptibles mouvements qui animaient le front, les sourcils, les yeux, le nez, les lèvres, les joues et le menton de nos mères, dans une multitude de combinaisons se reproduisant systématiquement pour dire la même chose ; les mêmes choses, dans une chorégraphie riche et immuable.

A chaque situation, une impulsion nette et précise.

Point besoin d’être un savant pour lire tout ce qu’une moue, un sourire, un regard exprimaient et présageaient pour l’avenir immédiat.

Chaque maman disposait ainsi d’une panoplie de signes, que seul le destinataire pouvait lire dans l’assemblée.

En présence d’invités, cette langue, concise, silencieuse, ressemblait à une télécommande nous intimant l’ordre de nous asseoir, de ne pas bouger, de (bien) parler, de nous tenir correctement, de retirer ce doigt maladroit d’une narine ou d’une oreille, de pousser ce verre dangereusement posé sur le rebord du guéridon, comme pour défier la loi de la gravité, vers un espace plus amène, bref de montrer que nous étions bien éduqués.

En présence de nos instituteurs, c’était l’oracle, qui trouvait sa source dans le discours dispensé par l’autorité de l’école et qui s’affichait sous la forme d’un sourire de satisfaction ou d’un froncement de sourcil annonciateur d’une tempête prête à éclater.

Lorsque j’étais enfant, tous les adultes étaient vieux, sans distinction. Il me semblait que toutes ces personnes avaient forcément fréquenté, une à une, l’ensemble de ces espèces éteintes, dinosaures, ptérosaures, et autres couscous des Telefols lointains témoins d’un monde à jamais révolu.

Je garde, gravé en moi, le visage de mes grands-mères, leur visage et leurs mains qui racontaient en un clin d’œil le voyage qu’elles avaient mené à travers la vie. Je ne me souviens d’elles que dans cet état, considérant qu’elles étaient certainement nées comme cela, n’arrivant pas à réaliser qu’elles avaient été enfants, espiègles, comme nous le fûmes.

Le relief de leur peau me renvoyait à des cartes de chasse aux trésors, dont la clé avait été perdue. Forcément, depuis tout ce temps…

40 ans me paraissaient comme l’horizon inatteignable d’une vie infiniment longue.

Aujourd’hui, lorsque je regarde les photos de ma mère et de mes grand-mères à cet âge, je vois de belles et magnifiques femmes, à la peau de velours et de satin, à l’éclat de l’amour permanent, à l’expression de la vie, forcément embellie pour faire honneur à l’objectif devant lequel tout s’estompait pour laisser triompher le désir de s’affirmer, de s’afficher sous son meilleur jour.

Je me demande comment les jeunes d’aujourd’hui voient ces vieilles qui, à force de toutes se ressembler, ne ressemblent plus à rien. Comment ce repère central, qui était le visage de nos mères, s’est tu et les livre à un espace sans boussole.

La trace du temps est perçue comme un crime, alors que c’est le plus beau des trophées.

C’est dans votre grâce naturelle que nous vous aimons, mères, et futures mères, grand-mères, actrices ou simples témoins de la vie, de nos vies.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète