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Le héros et le zéro

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Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Lundi matin, bien reposé après un superbe week-end dans l’arrière-pays chez mon frère Saïd le bienheureux, où j’ai fait la connaissance d’une douzaine de variétés de tomates, les unes plus appétissantes que les autres, je donne rendez-vous à si Abderrahmane pour notre petit rouge du matin. Le fonds de l’air est frais et la circulation commence juste à s’intensifier. Nous devrions arriver à l’heure sans encombre.

Il me raconte en détail ses aventures, les clients sympas, les malotrus, les réguliers, les passagers. Une version en darija digne de Balzac s’il avait eu la chance de connaître Dar el Beida. A chaque feu, à chaque croisement, comme un DJ d’Ibiza, il passe d’un personnage à l’autre dans des transitions aussi douces que le changement de vitesse auquel il soumet son véhicule au rythme des feux et autres stops. Là, c’est à Perec et au mouvement de ses personnages dans « La vie, mode d’emploi » que je songe. Mais ici le lien entre les histoires répond à une logique interne à l’orateur, sans explication ni logique apparente. Pourtant le récit est fluide et des gens qui ne se connaissent a priori pas, se retrouvent enrôlés dans un scénario impromptu qui tient de la haute couture.

Tandis que les façades de Casablanca défilent à travers les carreaux du taxi, le ronronnement du moteur et une radio dont l’animateur semble dopé tant il parle vite et fort servent de fond sonore. J’écoute d’une oreille, en pensant à ce qui m’attend au bureau. Je dois, moi aussi, préparer ce que je vais raconter à mes collègues, dans un cadre plus organisé. Je récite mentalement les mots qui révèlent la vacuité d’un discours et qui forment le jargon de chaque entreprise.

Spiralité, dimension pratico-pratique, fractalyse, démarche inclusive, win-win. Toute une série de mots que l’on peut assembler dans n’importe quel sens sans qu’ils signifient rien de concret. Du phatique dans toute sa splendeur. Comme je pense qu’il faut croire aux mythes pour pouvoir vivre en bonne entente avec les autres, je me contente de noter sur mon petit calepin les nouvelles occurrences, sans porter de jugement sur tous ces cadres brillants, à l’avenir prometteur.

Arrivés à proximité d’un passage piéton, Si Abderrahmane ralentit et invite de la main une maman et ses deux enfants à traverser, en les gratifiant d’une sorte d’immunité dont il aurait le privilège.

L’un des deux, un garçon d’une dizaine d’années se retourne vers nous, et de sa main libre, nous fait un signe du pouce avec un sourire que seuls les enfants savent faire. Enfin, à Si Abderrahmane, parce que moi je ne suis que le passager. Je suis fier, même si je ne fais qu’usurper un peu de cette gloire, d’être aux premières loges et de voir comment mon héros s’est redressé avec fierté et comment il a rendu au gamin la politesse avec un sourire et un pouce.

Jolie scène de civisme qui donne envie d’embrasser son prochain.

Il faut bien entendu remettre tout cela à la vitesse à laquelle tout s’est passé, c’est-à-dire très vite. Et très vite, nous avons entendu rugir une grosse voiture derrière nous. Son moteur semblait vouloir nous dévorer et un klaxon intempestif nous a presque propulsés. La voiture nous double sur la droite, le conducteur nous fait un signe de la main, beaucoup moins agréable que celui du gamin, accompagné de l’expression de haine qui va avec le flot de mots grossiers dont il nous a gratifiés. Là je dis « nous », parce qu’il était de mon côté et c’est donc moi qui ai tout pris. Double injustice.

C’est ainsi que ce moment de douceur a vite été écrasé par le comportement inacceptable d’un délinquant du bitume.

Si Abderrahmane, gentleman de la route, s’est contenté de hausser les épaules et a vite repris ses histoires comme si de rien n’était, dans un raccord parfait. J’ai failli m’emporter contre ce moins que rien, puis j’ai réalisé que la sagesse, comme venait de le faire mon chauffeur, était de l’évacuer comme un vulgaire déchet qu’il était. On ne commente pas le contenu des poubelles lorsqu’on les sort. Idem pour les zéros de la route ou d’ailleurs.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète