Un homme sous influence
Depuis quelque temps, je me sens un peu bizarre. Je ne me reconnais plus. Je prends des décisions, comme si elles m’étaient dictées. J’ai même abandonné mon uniforme noir pour une chemise bariolée. Inutile de dire que cela n’est pas passé inaperçu.
J’ai décidé d’aller chez le médecin. Peut-être couvais-je une tumeur au cerveau qui induisait un changement de personnalité. Mon côté hypocondriaque ne me laissait pas de répit.
J’ai donc « consulté » comme on dit. Mon généraliste d’abord, qui m’a recommandé au docteur Nada, spécialiste des troubles comportementaux.
C’est ainsi que je me suis retrouvé face à cette belle femme en blouse blanche à la chevelure flamboyante.
Qu’est-ce qui m’amène ? Faudrait plutôt demander au docteur Mamoun. Après tout, c’est lui qui m’a envoyé ici.
Je décris mes symptômes, c’est-à-dire ce qui justifie à mes yeux ma présence ici.
Doc Nada hoche la tête plusieurs fois. A la fin de mon monologue, elle me demande de lui décrire une journée type de Karim Ikce.
Fastoche, à première vue. Je me doute qu’il y a un piège, sans pouvoir le repérer et encore moins l’éviter. Je réfléchis, j’essaie de scénariser, en me mettant en scène dans des situations héroïques, mais rien ne vient. Je me contente de déclamer la réalité de mon quotidien.
Réveil. Je fais taire mon téléphone. Je vais sur Whatsapp voir quels messages m’ont laissé mes amis de l’autre bout du monde. Je clique machinalement sur l’icône de Linkedin pour voir si, non rien, aïe si le patron lit ce passage… Je fais un détour par Instagram pour voir si j’ai glané quelques « like » durant mon sommeil. Je switch vers Discord et fais un tour pour voir qui traîne dans mes salons favoris. Je lance ma playlist du moment sur Spotify et je demande à Alexa quelle est la météo du jour tandis qu’elle me raconte les horreurs de toutes les guerres, de tous les faits divers, et les mensonges des politiciens. Je me douche, petit-déjeune et saute dans mon petit rouge en jetant un œil sur Waze pour estimer la durée de mon trajet. Arrivé au bureau, je lance quelques recherches sur Google, avant de me plonger dans mon travail, jusqu’à la pause-café. Petit chapelet Whatsapp-Linkedin-Insta-Discord qui se répétera plusieurs fois dans la journée. Avant de quitter mon bureau, je commande mon repas sur Glovo, check deux ou trois profils sur Tinder et reprends le chemin de la maison où je m’avachis devant une série Netflix. Je jette un œil désinvolte au podomètre inclus dans mon téléphone pour mesurer la distance parcourue et me donner bonne conscience. Avant de me coucher, je lis quelques pages sur ma liseuse Kindle et remets ma montre connectée pour mesurer mon cycle de sommeil dont j’oublie systématiquement de regarder le résultat lorsque le réveil sonne. Le tout entrecoupé de quelques réunions, de quelques discussions inopinées avec mes collègues, mes voisins ou ma famille. Voilà à peu de choses près comment se déroule une journée de Karim Ikce, week-ends compris.
Doc Nada, qui, j’ai l’impression ,est devenue une amie intime au bout de ce partage singulier, me regarde calmement et me dit, sans précaution aucune :
– Ce n’est pas une épidémie, mais c’est tout comme. Je vois des cas similaires au votre toutes les semaines. Vous êtes sous emprise algorithmique. Ne vous inquiétez pas, cela se soigne très facilement. La méthode s’appelle Bersini. Elle est éprouvée. J’imagine que vous avez un smartphone ? Et bien vous allez commencer par le remplacer dès que possible par un Nokia 3310. Même pas besoin d’une ordonnance. Puis nous nous reverrons dans 15 jours.
Un quoi ? Une antiquité ? Est-ce qu’elle croit que je travaille dans un musée ou que je suis moi-même une pièce archéologique ? Même mon grand-père n’utilise plus ce genre de choses.
Comme je suis de bonne composition, je ne dis rien. Je règle et je sors. Emprise algorithmique. Est-ce que j’ai l’air d’un homme sous influence ?
Après avoir boudé et renâclé dans mon coin, je me suis souvenu de Rubio, le rouquin de Derb Ghallef. Il a toutes les nouveautés. J’ai un peu honte d’aller lui exprimer ma demande. Je pourrais lui faire croire… Non aucun alibi ne me semble pouvoir tenir.
Puis je commence à suer, à trembler. Comment vais-je le contacter si je n’ai pas mon smartphone ? Comment vais-je me rendre jusqu’à Derb Ghallef sans son aide ? Comment vais-je pouvoir consulter mon solde pour savoir si je peux m’offrir ce bidule ce mois-ci ou bien s’il va falloir attendre le mois prochain ?
J’ai l’impression de vivre un cauchemar, partagé entre la lucidité de la situation ; je suis devenu dépendant de ce morceau de plastique et le désir de continuer à profiter du confort létal qu’il me procure en se substituant à mes choix, à mon libre-arbitre. Cruel dilemme.
Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.
Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète
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