L’interruption
Je suis un contemplatif. J’aime prendre mon temps et savourer les choses. J’aime me plonger dans un livre comme on se lance dans un long voyage et me fondre dans le contexte en m’offrant le luxe de changer le personnage que j’habite au fil de l’histoire. Cela demande un effort.
Un jour, déboulant comme un chien dans un jeu de quilles dans le bureau d’un professeur renommé, je le vis lever les yeux et me fusiller du regard. Il a tiré le premier, j’étais foutu. J’ai compris que je venais de l’interrompre dans sa lecture. Que mon apparition dans l’encadrement de la porte était une sortie de route que je venais d’imposer à un pilote de voiture de course négociant un délicat virage.
Nous évoluons dans un monde qui se dit moderne. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà vécu dans un monde antérieur, mais dans l’immédiat, je me contenterai de ce postulat.
Toujours est-il qu’une des plaies de notre mode de vie est cette constante interaction des uns avec les autres. Quand ce n’est pas en personne, c’est à travers ces outils, devenus nos propres appendices, que nous sommes tenus de maintenir un semblant de lien social avec les autres.
Sans être ni ermite ni sociopathe, il est tout de même râlant d’avoir à subir ces violations, permanentes, non sollicitées, de sa tranquillité.
Mon oncle Guerraoui, l’idole de ma jeunesse, créature fantasque, artiste, mélomane et dandy souffrait d’une petite infirmité. Il avait au bout des branches de ses lunettes une prothèse auditive. Lorsque la conversation l’ennuyait, il enlevait ses binocles, coupant à la fois le son et l’image. Manière élégante de ne plus être là, sans bouger. Une sorte de Passe-muraille, qui se contenterait de s’évader sans effraction.
Imaginez, vous êtes paisiblement en train de lire un bon bouquin quand la sonnerie haute fidélité de votre téléphone rompt votre voyage. Un rapide coup d’œil à l’écran et le doigt met instinctivement l’appareil sous silence, laissant la sonnerie mourir de sa belle mort. C’était l’oncle Taieb.
31 secondes et 4 dixièmes plus tard, re-sonnerie. Cette fois, c’est la mamma. Priorité supérieure. Livre posé et téléphone décroché.
– Pourquoi tu n’as pas répondu à Tonton Taieb ?
Zut.
Autre jour, autre interruption, alors que vous êtes en train de ne rien faire, l’esprit vagabondant dans des nuées d’idées et d’images sans cohérence commune, une voix déchire le doux silence.
– A taaable.
Vous qui étiez en train de vous sustenter dans un monde idéel, êtes rappelé à la réalité par une pizza ou un plat de pâtes, certes alléchants, mais qui vous font l’effet de tomber d’un avion sans parachute.
Encore plus pénible que l’interruption en soi, est cette injonction martiale de l’immédiateté. Quand quelqu’un s’impose, quel que soit le moyen utilisé, dans un moment de votre vie, il estime de facto que vous devez répondre sans délai, remettre sine die ce sur quoi vous étiez engagé et lui donner satisfaction. D’ailleurs, la norme nouvelle qui régit notre quotidien induit à la fois l’obligation de réaction et l’absence de questionnement sur la possibilité d’être tout simplement en train de déranger quelqu’un.
J’en veux pour preuve ces appels qui commencent par :
– « Salut, je te dérange ? Tu es où ? »
Et qui se poursuivent mécaniquement, avant que vous ayez le temps de répondre, et peut-être la force de répondre « oui » par un flot de paroles qui peut vite devenir envahissant.
Ce chamboulement de priorités qui ne se justifie que par l’intrusion, mérite qu’on le questionne. Un peu comme une télé en veille, qui réagit à l’impulsion d’une télécommande. Mais je ne suis pas une télé, pas plus que je ne suis une potiche qui attend désespérément la main salvatrice et généreuse qui va la déplacer. Je peux encore bouger par moi-même et je compte bien en profiter le plus longtemps possible.
Au moment où j’étais en train de réfléchir à ce problème fondamental, à savoir comment évaluer a priori l’importance de l’interruption pour savoir quel traitement lui accorder, allant de l’urgence absolue au refus catégorique, une petite mélodie s’est incrustée dans ma tête.
La réponse est venue de Juliette Greco que je m’autoriserai à pasticher en chantant dorénavant à tous mes interlocuteurs :
Interrompez moi
Interrompez moi
Mais pas tout de suite
Pas trop vite
Sachez me convoiter
Me désirer
Me captiver
Interrompez moi
Interrompez moi
Mais ne soyez pas comme
Tous les hommes
Trop pressés.
Cela pourrait faire une jolie musique d’attente, avec une voix au dessus qui répéterait à l’infini dans une sorte de canon :
« Votre interlocuteur ne peut être joint pour l’instant, veuillez renouveler vote appel ultérieurement ».
Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.
Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète
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