Télécoms : en route vers un duopole ?
C’est l’histoire d’un conflit industriel qui finit par donner naissance à une alliance. Et d’un verdict judiciaire transformé, en quelques mois, en promesse d’avenir technologique. Historiquement, tout opposait Maroc Telecom, le maître historique du secteur, et Wana, challenger offensif à travers sa marque Inwi. Mais tout cela semble faire partie du passé. En lieu et place d’un combat juridique, c’est un accord économique qui voit le jour. Deux joint-ventures créées à parts égales, pour partager les coûts ainsi que les bénéfices, du déploiement d’infrastructures réseau à grande échelle, même dans les villages les plus reculés. Ça, c’est pour la promesse.
Dans son feu vert officiel publié en juin, l’ANRT encadre cette opération. Finis les câbles doublés, les pylônes posés en parallèle. Place à la mutualisation, à la baisse des coûts et, selon les promesses, à une meilleure couverture des zones rurales. Mais là où les grandes entreprises se frottent les mains, les consommateurs frissonnent. Ce rapprochement n’est-il pas aussi une concentration du pouvoir au détriment de la concurrence et du consommateur ?
Un investissement historique dans les télécoms
Au départ, c’est une querelle commerciale de grande ampleur, comme le secteur des télécoms en connaît peu. En janvier 2020, Wana Corporate, maison mère d’Inwi, assigne Maroc Telecom en justice pour « abus de position dominante ». L’opérateur historique est accusé de verrouiller l’accès à ses infrastructures, notamment celles déployées dans le cadre du service universel. Wana réclame réparation pour des années de concurrence qu’elle estime faussée.
En janvier 2023, le Tribunal de commerce de Rabat tranche et Maroc Telecom est condamné à verser 6,3 milliards de dirhams à Wana. Un montant colossal, du jamais-vu dans l’histoire des litiges économiques au Maroc. Maroc Telecom fait appel, puis saisit la Cour de cassation. On s’oriente vers un contentieux long, potentiellement négatif pour l’image du secteur.
C’était sans compter sur l’équipe de juristes et des dirigeants des deux opérateurs. Au lieu de poursuivre une bataille judiciaire incertaine, les deux parties s’accordent sur un arrangement. Au lieu de verser une indemnité directe, Maroc Telecom et Wana vont redéployer cette somme dans des investissements conjoints.
Le cœur de l’accord repose sur deux nouvelles entités, à savoir FiberCo, chargée du déploiement de la fibre optique, et TowerCo, en charge des infrastructures mobiles, notamment la 5G. Chacune de ces coentreprises sera détenue à 50-50 par les deux opérateurs. Elles auront pour mission de mutualiser les équipements dans l’ensemble du pays, y compris dans les zones rurales peu denses, là où les opérateurs ne vont généralement pas, faute de rentabilité.
Maroc Telecom et Inwi utiliseront donc les mêmes infrastructures. Cela signifie concrètement qu’il devrait y avoir des économies d’échelle importantes, aussi bien sur les coûts d’installation que sur la maintenance. Cela permet aussi, théoriquement, d’accélérer le déploiement national du très haut débit, en fibre comme en mobile.
L’ANRT notifiée du projet de mutualisation entre Maroc Telecom et Inwi
Mais pour que tout cela soit possible, encore fallait-il l’aval de l’autorité de régulation. C’est chose faite depuis le 18 juin 2025, date à laquelle l’ANRT (Agence nationale de réglementation des télécommunications) publie sa décision 08/2025. Le gendarme du secteur donne son feu vert à la création des deux JV, en précisant un certain nombre de conditions de conformité à la loi sur la concurrence « le rapport d’analyse établit par L’ANRT déclare que le dossier de Notification du projet de concentration économique, enregistré auprès de l’ANRT en date du 20 mai 2025 et portant sur la création de deux entreprises communes par « Itissalat Al-Maghrib » et « Wana Corporate », remplit les conditions réglementaires requises. Et dans l’Article 2 : l’ANRT autorise l’opération de concentration économique telle que notifiée par les Sociétés Notifiantes. Les analyses conduites par l’ANRT établissent le fait que ces opérations ne comportent aucun risque pour la concurrence et n’induisent aucun risque de concentration illégal », détaille Driss Aissaoui, analyste économique à LeBrief.
Pour éviter toute dérive, l’ANRT impose donc des garde-fous comme l’interdiction de partager les systèmes d’information, la publication obligatoire de barèmes de mutualisation pour permettre à d’autres opérateurs, notamment Orange, d’accéder aux nouvelles infrastructures dans des conditions transparentes.
Sur les 6,3 milliards initiaux, Wana s’engage à reverser 2 milliards à Maroc Telecom, comme une sorte d’acompte de réconciliation. Le reste, soit 4,3 milliards de dirhams, servira à financer les déploiements prévus sur deux ans. Le déploiement prévoit un million de prises FTTH (fibre jusqu’au domicile) et 2.000 antennes 5G. À terme, les ambitions sont encore plus grandes avec 3 millions de prises FTTH et jusqu’à 10.000 antennes 5G sur cinq ans (soit à la veille de la Coupe du Monde 2030).
Ce modèle de coentreprises, largement répandu en Europe ou aux États-Unis, est une première au Maroc. Jusque-là, la règle implicite était celle de la duplication, chaque opérateur pose son propre câble, installe sa propre antenne, même si cela suppose de doubler les coûts dans des zones où la demande est faible. Une absurdité économique.
Reste à savoir si cette entente industrielle ne cache pas une forme de réconciliation problématique. C’est le scénario redouté par certains défenseurs des consommateurs.
Sur le papier, l’idée paraît gagnante et séduisante. Investir ensemble plutôt que s’attaquer devant les tribunaux, accélérer le déploiement de réseaux modernes, améliorer la couverture nationale… Mais entre la promesse et la réalité, il reste un vide à combler. Celui du cadre juridique actuel qui ne reconnaît toujours pas les opérateurs d’infrastructures comme une catégorie distincte. Ces deux JV existent donc, pour le moment, dans une sorte de flou réglementaire.
Le grand flou de la régulation
Premier problème soulevé par Khalid Ziani, expert en Télécom et IT, la loi actuelle sur les télécommunications ne reconnaît pas formellement l’existence d’opérateurs d’infrastructure. Dans les textes en vigueur, il y a les opérateurs commerciaux, ceux qui détiennent une licence et vendent des abonnements, et… rien d’autre. Les entités comme FiberCo ou TowerCo n’y figurent pas encore.
Concrètement, et pour faire court, l’ANRT fait ce qu’elle peut pour accompagner une évolution nécessaire, mais le Parlement n’a pas encore fait son travail. Et ce flou juridique peut être risqué.
Deuxième point d’alerte, l’indépendance effective des JV. Car même si elles sont présentées comme neutres et ouvertes à tous les opérateurs, elles sont possédées à 100% par deux entreprises concurrentes sur le marché. L’ANRT en est consciente et impose une série de mesures pour limiter les risques d’entente ou d’abus de position dominante. Mais cela suffira-t-il ? Pour Bouazza Kherrati, président de la Fédération marocaine des droits du consommateur, ces mesures sont insuffisantes. Il pointe du doigt l’absence de représentation des usagers dans les processus de décision. « Cette mission a été attribuée à cette instance avant la la mise en marche du Conseil de la Concurrence. Ce dernier devrait reprendre ses attributions, car c’est une instance constitutionnelle, reconnue pour sa neutralité due à l’absence du respect du principe de situation de conflit d’intérêt, qui d’ailleurs reste juridiquement floue au Maroc ». Et surtout, Kherrati redoute un scénario qui, à force d’avancer sans contrôle, pourrait mener à une fusion de fait entre IAM et Wana, ou à tout le moins à une réduction drastique de la concurrence.
C’est donc ici qu’entre en scène le grand absent du dossier, nous avons nommé le Conseil de la concurrence. Organe constitutionnel chargé de veiller au respect des règles du jeu économique, il est resté silencieux sur cette opération. Et pour cause, depuis plusieurs mois, c’est l’ANRT qui assume seule les prérogatives de contrôle des concentrations dans le secteur des télécoms, en vertu d’une délégation transitoire.
« Cette absence de régulation claire risque aussi de freiner d’autres pans de l’économie numérique. Notamment le développement d’une industrie du cloud souverain au Maroc. Aujourd’hui, les grands opérateurs de cloud, Oracle, Google, Amazon… ne peuvent pas facilement accéder aux infrastructures télécoms locales, car seules les entreprises détentrices de licences peuvent le faire. Or, ce sont précisément les opérateurs commerciaux qui détiennent ces licences et qui ont peu d’intérêt à ouvrir leur réseau à ces géants du numérique, vus parfois comme des concurrents potentiels », explique Ziani à LeBrief.
Le Maroc peut-il devenir un hub numérique africain ?
Bien qu’Oracle ait récemment inauguré son centre de recherche et développement à Casablanca, l’implantation de véritables datacenters d’envergure pour desservir l’Afrique reste hors de portée. Le problème réside dans l’absence d’infrastructures télécom robustes permettant d’interconnecter ces futurs centres avec ceux situés en Europe et en Amérique.
Le Maroc, aujourd’hui, dépend encore massivement de l’étranger pour ses services cloud. En témoignent les 80% d’adresses e-mail hébergées à l’international. Si le pays souhaite accueillir ces acteurs et construire un cloud souverain, il lui faudra développer des interconnexions à très haut débit, fournies à des tarifs compétitifs par des opérateurs spécialisés.
Permettre cela serait une opportunité pour le Maroc qui réduirait sa dépendance et qui pourrait aussi devenir un véritable hub numérique pour tout le continent africain. Aucun autre pays africain n’a encore pris cette place. Le potentiel est là, mais sa concrétisation dépendra d’un choix clair et d’un véritable courage politique.
C’est là que les JV pourraient jouer un rôle… à condition que le cadre évolue. Car FiberCo et TowerCo, en tant qu’opérateurs d’infrastructure neutres, pourraient devenir des interlocuteurs techniques privilégiés des acteurs du cloud, à condition qu’on leur donne le droit de signer directement avec eux. Cela supposerait de modifier les textes, pour ouvrir le marché à de nouveaux clients non télécoms, comme les entreprises du cloud ou les gestionnaires de data centers. À ce jour, l’ANRT s’y oppose encore. Mais sans cette ouverture, le Maroc risque de rater le coche du numérique souverain, de rester dépendant d’infrastructures hébergées à l’étranger et de passer à côté d’un juteux retour sur investissement. (Pour rentabiliser ce deal, les deux opérateurs auront sans doute besoin d’avoir recours à cela).
Qui en profite vraiment ?
En soi, ce deal est plutôt logique. Cette stratégie est déjà appliquée dans plusieurs pays européens, où les opérateurs se sont mis d’accord pour ne pas gaspiller leur énergie, et leur argent, à faire deux fois le même travail. Pour le Maroc, cela pourrait changer la donne, notamment dans les zones rurales et peu denses, qui jusqu’à présent restaient peu rentables pour les opérateurs. Là où aucun d’eux ne voulait investir seul, une infrastructure commune pourrait rendre les choses viables.
Mais au final qui va vraiment en profiter ? Les économies réalisées sur les infrastructures vont-elles se traduire par des prix plus bas pour les clients ? Ou bien serviront-elles simplement à améliorer les marges des deux groupes ?
Pour les défenseurs des consommateurs, comme Bouazza Kherrati, rien ne garantit que cette efficacité soit répercutée sur les redevances des usagers. « Etant donné que le consommateur est absent dans les instances de l’ANRT, nous sommes assez certains que seuls les intérêts des deux géants ont été tenus en considération ». D’autant plus qu’aucune obligation formelle n’a été imposée en ce sens par l’ANRT dans sa décision.
Il faut dire que la réglementation actuelle ne prévoit aucun mécanisme clair de contrôle des effets tarifaires de la mutualisation. L’ANRT peut encadrer les tarifs de gros (c’est-à-dire ceux auxquels un opérateur peut louer une infrastructure à un autre), mais pas les offres finales destinées au grand public.
Comme précisé plus tôt, ce modèle économique qui repose uniquement sur deux ou trois clients captifs n’est pas pérenne. Et surtout, cela ne favorise pas une ouverture du marché à de nouveaux acteurs. En réalité, pour que FiberCo et TowerCo deviennent des plateformes neutres, efficaces et durables, il faudrait élargir leur base de clients à d’autres. Mais pour cela, il faut un changement législatif. Aujourd’hui, seuls les opérateurs titulaires d’une licence télécom peuvent acheter ou louer des infrastructures. « C’est une impasse qu’il faut absolument débloquer », insiste Ziani. « Tant que les opérateurs d’infrastructure ne peuvent pas signer directement avec des acteurs du cloud, le pays ne pourra pas vraiment se positionner comme un hub digital africain ».
Ce besoin d’ouverture rejoint la critique de la concentration du pouvoir dans les mains de deux géants. Même si FiberCo et TowerCo sont juridiquement indépendantes, elles restent la propriété exclusive de Maroc Telecom et Wana. Cela signifie que les bénéfices générés par ces JV seront réinjectés dans leurs bilans et non dans une structure réellement neutre. Dans les faits, on crée un quasi-duopole.
Nouvelle ère ou duopole ?
Il y a quelques années encore, le marché des télécoms marocain fonctionnait selon une mécanique bien huilée. Trois opérateurs, chacun avec ses forces et ses faiblesses, mais tous contraints de se battre pour chaque part de marché. Maroc Telecom régnait sur l’ADSL et le rural, Orange misait sur l’image de marque et l’international, Wana (Inwi) cherchait à se démarquer sur l’innovation et la compétitivité tarifaire.
L’accord historique entre IAM et Wana, pourrait bien rebattre les cartes. Officiellement, il ne s’agit pas de fusion ou d’alliance sur les offres commerciales. Il s’agit d’un projet industriel, commun, pour poser ensemble des câbles et des antennes. Mais dans les faits, on assiste à un rapprochement inédit entre deux des trois principaux acteurs du marché, qui inquiète autant qu’il intrigue.
Ce qui est inquiétant, c’est la naissance d’un duopole technique, qui se prolongerait ensuite en duopole commercial tacite. Car en devenant copropriétaires d’une même infrastructure, IAM et Inwi ne sont plus seulement concurrents, ils deviennent partenaires. En gros, l’intimité industrielle se met en place, même si les discours officiels insistent sur la neutralité des nouvelles entités FiberCo et TowerCo.
À court terme, ce changement pourrait ralentir l’agressivité concurrentielle entre les deux opérateurs. Pourquoi se livrer une guerre tarifaire si les deux partagent les mêmes infrastructures, les mêmes investissements et potentiellement les mêmes intérêts financiers ? Cela ne signifie pas une entente illégale ou un cartel, mais plutôt une forme de stabilisation des rapports de force, qui pourrait se traduire par une moindre pression à la baisse des prix… et donc par des offres ressemblantes. « Cette concentration, est probablement un signe précurseur d’une fusion entre les deux géants et nous serons devant une situation de monopole. », nous déclare Kherrati.
Et Orange, dans tout ça ? Il devient, de fait, le seul acteur extérieur à cette dynamique. Certes, l’opérateur français garde de solides atouts : un réseau performant, une marque forte, un savoir-faire international. Mais il devra désormais composer avec deux rivaux qui partagent leurs tuyaux, leurs coûts et peut-être, demain, leur vision du marché. « Nous avons beau mettre en place des garde-fous pour éviter toute concurrence déloyale entre les deux opérateurs et leurs coentreprises, Orange exigera des garanties concrètes. Or, seules la loi et une réglementation écrite peuvent offrir ces garanties, puisqu’elles permettent de sanctionner les manquements. Tant que la loi télécom demeure inchangée, Orange est en droit d’exiger une adaptation des textes », nous explique Ziani.
Orange aura accès aux infrastructures mutualisées, bien sûr, grâce aux obligations imposées par l’ANRT. Mais il devient dépendant de structures qu’il ne contrôle pas. Et cette dépendance peut, à terme, peser lourd dans les décisions.