Qui contrôle la tech africaine ?
Marrakech, mi-avril 2025. Le soleil devrait taper fort sur le tarmac. Il fait pourtant gris en ce 14 avril au petit matin. Pendant trois jours, la ville ocre s’est transformée en épicentre de la tech africaine. Ministres, investisseurs, startups, géants du numérique, médias nationaux et internationaux…, ils étaient tous de la partie. Ce n’est un secret pour personne, politiquement, économiquement et même religieusement, le Maroc se positionne comme la porte d’entrée de l’Afrique. En accueillant le Gitex Africa, le pays se positionne sur le continent à horizon 2060.
Dès la première journée, le champ lexical est le même, à savoir cybersécurité, intelligence artificielle, transformation digitale des administrations, inclusion financière, villes intelligentes… Tous les buzzwords sont là, mais pour une fois, ils ne sonnent pas creux.
Ce Gitex version Afrique, c’est un mélange de réalisme technologique et d’optimisme futuriste. Il y a l’énergie des jeunes pousses marocaines, la rigueur des écosystèmes rwandais, l’ambition des Nigérians, la vision des Sénégalais… Il y a aussi, et surtout, la volonté commune de ne plus être de simples utilisateurs de solutions importées, mais des créateurs de technologies qui répondent aux besoins du continent. « Il est temps de penser un modèle africain du numérique, à la fois protecteur, éthique, inclusif et résilient », déclare Amal El Fallah Seghrouchni, ministre Déléguée chargée de la Transition numérique, lors de l’ouverture du Gitex à Marrakech le 14 avril. Pour elle, le Maroc ne doit plus être un simple consommateur, mais un acteur productif.
L’Afrique numérique en marche
Longtemps considéré comme un terrain à connecter ou un marché à conquérir, dépendamment des points de vue, l’Afrique devient peu à peu une fabrique de solutions numériques. Mais pas n’importe lesquelles, celles qui correspondent exactement à la réalité de son propre marché, que d’autres n’ont pas forcément su inventer.
Prenons l’administration publique, par exemple, elle est incomparable avec les autres administrations étrangères. Les États africains sont de plus en plus nombreux à miser sur la dématérialisation : services en ligne, e-identité, registres d’état civil numériques. En bref, la tech est utilisée sur tous les fronts avec deux buts bien précis : 1 gagner en efficacité et 2 réduire la corruption. Et ça marche. Au Rwanda, le portail Irembo permet déjà d’accéder à plus de 100 services publics. Au Maroc, la plateforme Rokhas centralise la gestion des autorisations d’urbanisme. Des outils simples, mais qui changent tout pour le citoyen !
Dans le domaine de la santé, le numérique se fait une place au soleil en facilitant l’accès, réduisant la distance, baissant le coût… Des solutions comme Zipline (livraison de médicaments par drones au Rwanda, Ghana, Côte d’Ivoire, Kenya…), ou des applis de diagnostic précoce basées sur l’IA, poussent comme des champignons. Au Ghana ou au Kenya, la téléconsultation n’est plus un luxe urbain, mais une vraie alternative en zones rurales. Et ce n’est que le début.
L’éducation, elle aussi, connaît de belles années. La pandémie du Covid-19 aura au moins servi à accélérer la bascule vers le e-learning. Dans un premier temps, cette proposition de e-learning a d’abord révélé les immenses inégalités d’accès au numérique, avant d’y trouver des solutions. Lors d’un workshop organisé par inwi, à Casablanca, l’entreprise a insisté sur le fait que la fracture numérique territoriale est une réalité au Maroc et qu’il faut connecter les zones rurales pour permettre un accès équitable aux services numériques (éducation, télétravail, santé…). « Notre volonté, c’est de couvrir tout le Maroc avec de la fibre. Le PLHD (Plan national du haut débit) vise justement à encourager l’arrivée du haut débit dans toutes les régions, pas seulement en ville », nous a expliqué Hind Khouy, directrice marketing de inwi.
Aujourd’hui, plusieurs pays investissent massivement dans des plateformes éducatives nationales. Des startups comme Eneza Education (Kenya) ou Schoolap (RDC) réinventent les manuels scolaires, l’évaluation et la formation des enseignants via le mobile. Parce que oui, en Afrique, l’école du futur tient souvent dans un téléphone à 20 dollars.
L’agriculture n’est pas en reste. C’est même l’un des secteurs où la transformation numérique est la plus palpable. Cartographie des sols, prévisions météo ultra-localisées, plateformes de mise en relation entre producteurs et acheteurs… La « smart agriculture » africaine ne rêve pas de tracteurs autonomes, mais de data utile, accessible, actionnable. Une forme de tech pragmatique, qui vise à augmenter les rendements et sécuriser les revenus.
Des écosystèmes tech en ébullition
On comptait à peine 150 clusters d’innovation en Afrique en 2016, ils sont aujourd’hui plus de 1.000. Toute une nouvelle génération d’entrepreneurs africains. Ils ont grandi avec un smartphone dans la main et une conscience aiguë des problèmes qui les entourent. Ils ont pour projet de digitaliser les coopératives agricoles au Mali. Optimiser la gestion des déchets au Nigeria. Rendre l’électricité solaire accessible par mobile money en Tanzanie. Ils ne courent pas après les licornes, ils veulent résoudre des galères. Et ça change tout.
Au cœur de cette effervescence, des villes s’éveillent comme de véritables capitales de l’innovation. Nairobi, bien sûr, avec son surnom de « Silicon Savannah ». Lagos, immense, chaotique, mais d’une créativité débordante. Kigali, souvent citée pour la clarté de sa vision numérique. Et puis Casablanca, Abidjan, Dakar… Chacune avec son ADN, ses forces, ses modèles, sa culture. Il n’y a pas une tech africaine, mais une constellation d’écosystèmes.
Si la montée en puissance des développeurs africains, de plus en plus formés, de mieux en mieux payés, et souvent courtisés par les géants du monde entier est bien là, tout n’est pas rose. L’accès au financement est toujours difficile. Même si les levées de fonds africaines explosent depuis cinq ans, elles se concentrent encore à plus de 80% dans quatre pays (Nigeria, Afrique du Sud, Kenya, Égypte). Et les femmes fondatrices restent très largement sous-financées. L’écosystème bouge, mais il n’est pas encore équitable.
Sans oublier le problème récurrent de l’infrastructure numérique. Sans un internet stable, pas de start-up. Sans électricité fiable, pas de code. Or dans plusieurs régions, le digital repose encore sur des fondations précaires. La 5G fait rêver, mais le vrai problème reste parfois… de capter la 3G.
Qui contrôle la tech africaine ?
Sur la scène tech africaine, les gouvernements avancent parfois à deux vitesses. Il y a ceux qui jouent la carte du volontarisme numérique, et puis, il y a ceux qui regardent passer les trains du digital, en mode spectateurs, souvent bloqués par la lourdeur administrative ou la peur du changement.
Mais une chose est sûre, la transformation numérique ne peut pas reposer uniquement sur le secteur privé. L’impulsion publique reste essentielle, surtout quand il s’agit d’infrastructures, de régulation, ou d’accès équitable aux technologies. Certains pays l’ont bien compris. Le Rwanda, encore lui oui, impose sa marque : le gouvernement a numérisé une large part de ses services et pousse l’enseignement du coding dès le secondaire ! Le Sénégal a lancé en 2021 sa « Stratégie Sénégal Numérique 2025 », ambitieuse et dotée d’un budget clair. Le Maroc, avec son Agence de développement du digital, multiplie les partenariats public-privé. « Cet événement (ndlr : Gitex) regroupe plus de 130 pays, 1.500 exposants qui sont là pour présenter leurs solutions innovantes dans le cadre de notre développement digital sur le continent africain, 800 startups, dont 200 marocaines et 350 investisseurs qui sont à la recherche d’opportunités d’investissement au niveau du Maroc et du continent africain, afin de permettre à ce dernier de participer au développement digital, au lieu d’être uniquement consommateur », déclare Mohammed Drissi Melyani, directeur général de l’ADD à LeBrief lors de l’ouverture du Gitex Africa 2025.
Quand on parle d’avenir numérique africain, une question revient dans tous les débats : qui contrôle quoi ? Les données, les serveurs, les clouds, les câbles… Ok, il y a l’euphorie de l’innovation, mais qu’en est-il de la souveraineté numérique ? Et aujourd’hui, le continent est loin d’être maître de ses propres infrastructures.
Prenons les données. La plupart des données africaines sont stockées… hors du continent. Dans des data centers en Europe, aux États-Unis, parfois même en Asie. Ce qui pourrait se passer est très facile à imager, une perte de contrôle, des risques de surveillance, des problèmes de latence et évidemment des coûts élevés. La souveraineté numérique, ce n’est pas qu’une affaire de géopolitique, c’est une question d’indépendance économique, de cybersécurité et de respect des citoyens.
Certains pays commencent à réagir. Le Maroc, par exemple, héberge de plus en plus ses services publics sur des serveurs locaux. L’Afrique du Sud a lancé plusieurs projets de data centers souverains. L’Union africaine elle-même pousse pour une stratégie continentale en matière de cybersécurité et de protection des données. Mais les écarts restent encore énormes entre les pays.
Il y a aussi la question des infrastructures physiques. Qui contrôle les câbles sous-marins ? Qui fournit les équipements de télécommunication ? Qui développe les logiciels utilisés par les administrations ? Souvent, la réponse est la même : des entreprises étrangères. Américaines, chinoises, parfois françaises. Cela crée une dépendance qui peut devenir problématique, surtout en période de tensions géopolitiques.
Mais attention, qu’on ne nous fasse pas dire ce qu’on ne veut dire, souveraineté ne veut pas dire fermeture. Il ne s’agit pas de bâtir une « forteresse numérique africaine », mais de s’assurer que le continent garde la main sur ses ressources stratégiques. C’est tout. Ça passe par le développement de clouds locaux, de logiciels open source, par la formation de talents en cybersécurité et par une vraie politique industrielle du numérique.
La souveraineté, c’est aussi une affaire culturelle. Créer des contenus en dialectes africains, développer des IA qui comprennent les réalités locales, comme annoncé lors du Gitex Africa Morocco 2025.
L’Afrique, terrain de jeu ou joueur à part entière ?
Pendant longtemps, le continent africain a été vu comme un marché à conquérir. Un « next frontier market », selon les slides de présentation des multinationales. Il fallait « connecter l’Afrique », « digitaliser l’Afrique », « former l’Afrique » … toujours au prisme de l’extérieur. Mais, fort heureusement, quelque chose est en train de basculer. L’Afrique ne veut plus être un terrain de jeu pour les grandes puissances technologiques. Elle veut être un joueur à part entière, tel un Varane au Real Madrid.
Et ce basculement ne se fait pas dans les discours, mais sur le terrain. On assiste à une montée en puissance d’acteurs africains qui imposent leurs règles, qui créent leurs propres modèles économiques et qui inspirent d’autres régions du monde. Le succès de Flutterwave ou de M-Pesa ne sont pas que des « success stories exotiques », ce sont des preuves, parmi tant d’autres, que l’Afrique peut créer des solutions uniques à des problèmes globaux. Et souvent avec plus d’efficacité que les mastodontes occidentaux.
Mais dans cette partie d’échecs mondiale, il faut reconnaître que le continent est encore en position de déséquilibre. Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) y déploient des stratégies assez agressives : formation, infrastructures, partenariats avec les États… Ils cherchent à capter les futurs clients, les développeurs de demain, les datas du continent. De l’autre côté, la Chine avance ses pions via Huawei, ZTE, ses satellites et ses centres de cloud. On parle peu de la Russie, mais elle multiplie les offres de cybersécurité. L’Inde propose des collaborations en matière de fintech et de santé connectée. Même les Émirats s’invitent dans le jeu et au Gitex Africa 2025 leur présence a été très remarquée.
Compétition mondiale
Ce qui rend la tech africaine fascinante, c’est sa capacité à innover autrement. À faire plus avec moins. À contourner les obstacles au lieu d’attendre que les solutions tombent. C’est ce qu’on appelle l’innovation frugale, ou encore la « Jugaad innovation » dans d’autres parties du monde.
Bon, contrairement au reste du monde, en Afrique, cette approche n’est pas une mouvance idéologique ou philosophique. C’est une nécessité. Quand on n’a pas de réseau électrique fiable, on crée des solutions off-grid. Quand les banques sont absentes, on invente le mobile money. Quand les routes sont impraticables, on optimise la logistique par géolocalisation SMS. Chaque problème devient une opportunité de créativité.
Et cette capacité à innover avec peu attire de plus en plus l’attention des géants de la tech mondiale. Ce n’est pas un hasard si Google a ouvert son centre de recherche en IA à Accra. Ni si Mastercard teste en Afrique des solutions de paiement biométriques avant de les lancer ailleurs. L’Afrique est devenue un testeur à ciel ouvert, une zone de test pour des innovations qui, demain, pourront être exportées vers d’autres régions.
Mais il ne s’agit pas que les géants viennent piocher des idées pour les vendre ensuite ailleurs. Comme l’a dit le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch lors de l’ouverture du Gitex : « Nous ne devons pas rester un champ d’expérience, mais nous devons participer à la production ».
Il faut que l’écosystème local bénéficie des retombées : brevets, emplois, transferts de compétences, et surtout contrôle sur les outils créés.
En 2060, on peut très bien imaginer que des solutions conçues à Dakar ou Kampala inspireront des politiques publiques à Berlin ou San Francisco. Ce scénario n’est pas utopique, il est déjà en germe. À condition que les innovations frugales ne soient pas dévalorisées ou folklorisées, mais reconnues pour ce qu’elles sont, des réponses puissantes aux défis du XXIe siècle.
IA, arme ou outil ?
Il y a une question qui planait dans les couloirs du Gitex, peut-être le seul endroit où tout un chacun scandait fièrement l’utiliser : l’intelligence artificielle sera-t-elle un outil d’émancipation pour l’Afrique ou une nouvelle forme de domination ?
Parce que oui, l’IA, tout le monde en parle. C’est la star. Celle qui va tout transformer. Mais quand on creuse un peu, on se rend compte que les modèles d’IA les plus puissants, ceux qui écrivent, qui traduisent, qui diagnostiquent, qui prédisent, et on en passe et des pas mûres, sont entraînés sur des données non africaines. Et donc ? Ces intelligences sont souvent aveugles à nos réalités, biaisées culturellement, linguistiquement, économiquement…
Un chatbot entraîné sur les journaux américains ne comprendra pas le mode de vie à Abidjan. Un modèle de diagnostic médical basé sur des données européennes passera à côté de pathologies typiques des zones tropicales.
Gitex Africa 2025 : le Maroc booste la coopération numérique en Afrique
Mais l’Afrique n’est pas condamnée à rester simple consommatrice. Elle peut aussi devenir productrice d’intelligences locales. C’est ce que prônent des chercheurs à Nairobi, Dakar ou Tunis : développer des IA formées sur des données africaines, dans des langues africaines, avec des priorités africaines. Une IA qui aide les agriculteurs à anticiper la sécheresse. Une IA qui comprend le sheng ou le wolof. Une IA qui respecte les règles éthiques locales.
Cela demande des moyens. Beaucoup. Mais aussi des choix politiques clairs. Faut-il dépendre d’OpenAI ou de Google ? Ou bien miser sur des alliances africaines pour développer nos propres modèles ? Faut-il ouvrir tous les jeux de données publics aux grandes plateformes, ou en garder la maîtrise ?
Car il faut bien le dire : l’IA est une arme à double tranchant. Elle peut augmenter les inégalités si elle est monopolisée par quelques acteurs. Elle peut aussi accélérer le développement si elle est bien utilisée. L’Afrique a donc une décision à prendre. Rapidement. Avant que le train ne parte sans elle.
En 2060, l’IA sera partout. Dans l’agriculture, la santé, l’éducation, la justice. La question est : sera-t-elle un outil aux mains des Africains, ou une boîte noire imposée d’ailleurs ?
Le moment est venu de coder notre propre futur.