Dans les rues, les foyers, les écoles, les bureaux… Depuis la pandémie, les antidépresseurs progressent à deux chiffres, les anxiolytiques (légaux ou pas) deviennent le « solutionnisme express » d’un pays stressé jusqu’à l’os. Le vrai problème ? Un système de santé mentale sous-financé, sous-régulé, sous-estimé, où la pilule remplace l’écoute. Immersion dans l’épidémie d’un burnout national.

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Livre de développement personnel sous la main, nous nous rendons chez un psychiatre qui a pignon sur rue à Casablanca. La salle d’attente ressemble à un salon de coiffure un samedi après-midi. Trop de monde, pas assez de chaises. Il est à peine 9h42 et il y a déjà douze personnes. Le psychiatre n’est pas encore là, mais déjà douze urgences sont sur la table. Douze histoires. Douze vies.

Au milieu, une femme d’une cinquantaine d’années, serrant le bras d’un jeune homme aux yeux fatigués. Elle parle fort, volontairement fort, comme pour se protéger du malaise ambiant. « C’est mon fils. Il traverse, une mauvaise passe. Le divorce, tout ça. Vous savez ce que c’est ». Elle s’adresse à tout le monde à la fois et à personne en particulier. Pourtant personne ne lui a rien demandé.

Son ton a quelque chose de bravache, comme si parler sans filtre annulait sa honte d’être là.

Un homme en jean mal cintré, debout près de la terrasse, rebondit immédiatement. Il raconte, sans qu’on ne lui demande rien, lui non plus, que sa femme « lui a fait vivre l’enfer ». Il a dû sentir une connexion avec ce jeune homme détruit par le divorce, qui, encore silencieux, démontre clairement son refus d’être là ou de partager quoique soit avec ce nouveau public improvisé.

Aujourd’hui, continue l’homme au jean, elle demande le divorce et la garde des enfants. « Je veux que le docteur la déclare inapte. Vous imaginez ? Elle est folle ! Totalement instable ! »

Silence. On n’ose pas lui dire que ce psychiatre n’a ni vocation ni droit d’attribuer des mentions d’« inaptitude parentale » à une personne absente. Quand il sortira de la consultation, 400 dirhams plus tard, il l’aura peut-être compris. Peut-être.

Un peu plus loin, une autre mère, mais seule. Son sac contient un gros dossier, probablement médical. Elle explique que sa fille de 15 ans traverse une période dangereuse depuis la perte de son père. Elle parle à voix basse. Elle dit simplement que sa fille se fait du mal. Personne ne commente. Tout le monde comprend.

Le regard de l’homme en jean se pose sur un autre jeune homme, comme pour mettre fin au silence gêné et donner la parole à un autre personnage. L’on se croirait dans un remake des alcooliques anonymes.

« Moi je suis juste venu chercher un congé. Je n’en peux plus », dit le jeune homme dans la trentaine. Il sourit, gêné de son propre aveu face aux problèmes qu’il venait d’entendre. Cette phrase, pensait-il sûrement, allègerait l’atmosphère. Mais en réalité, et ceux qui sont déjà passés par là le savent, ce sourire et ce déplacement ne sont pas anodins. L’on voit en lui l’épuisement normalisé de sa chemise froissée, le burn-out qui s’installe sur ses cheveux qui tombent, la dépression qui s’installe sur ce visage qui, hier encore, n’avait que trente ans.

Ce qu’il ignore, c’est que cette démarche qu’il minimise est en réalité la première étape d’une forme d’acceptation, un signe qu’il a déjà franchi la barrière que tant de Marocains, eux, ne franchissent pas.

Car la plupart n’arrivent jamais jusque-là. Ils préfèrent l’automédication, le pharmacien compatissant, l’ordonnance recyclée, le cousin médecin, la boîte « qu’on m’a conseillée ».

Dans un pays où la santé mentale reste trop taboue, trop chère, trop rare… venir s’asseoir ici, dans cette salle pleine à craquer, c’est déjà un acte de courage en soi !

La secrétaire ouvre la porte.

« M. Karim El… ? ». Prénom et nom ! L’anonymat est un mythe dans ce club ! Mais personne ne proteste. Peut-être parce qu’au fond, chacun sait ce que nous avons tous en commun : la fatigue, l’angoisse, le poids du quotidien et cette étrange envie de tenir encore un peu, même si tout autour nous tire vers le bas.
Le psychiatre recevra les patients un par un. Il écoutera, notera, expliquera, prescrira parfois. Au Maroc, la souffrance psychique a trouvé son lieu de rendez-vous, faute d’avoir trouvé, pour l’instant, une politique publique à sa hauteur.

Anxiolytiques : ce que racontent les chiffres

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Si le burnout est relativement ancré dans le vocabulaire des Marocains, la psychiatrie ne l’est pas forcément. Nul ne peut rien affirmer et pour cause, l’accès aux données fiables reste un parcours du combattant. Le pays n’a pas de registre national consolidé de consommation d’anxiolytiques, pas de base publique qui permette d’aller ligne par ligne dans les volumes écoulés, pas d’actualisation annuelle de la prévalence des troubles psychiatriques. Il faut donc jouer avec les sources institutionnelles, les rapports internationaux, les publications universitaires et les données consolidées par l’OMS. De quoi chopper un autre burnout !

Toute plaisanterie mise à part, selon une enquête nationale du Conseil économique, social et environnemental (CESE), datant de 2022, plus de 48% des personnes âgées de 15 ans et plus, ont déjà souffert ou souffrent encore de symptômes de troubles psychiques, présentaient des symptômes anxieux ou dépressifs modérés. Le chiffre a beaucoup circulé et prouve au moins que la détresse psychique est massive, encore plus suite à la pandémie.

« Ce phénomène n’est pas propre au Maroc. Dans plusieurs pays où des études ont été menées, on a observé une augmentation de la consommation de psychotropes depuis la période Covid », explique Abdelmajid Belaiche, expert du marché pharmaceutique et ex-DG de l’AMIP, à LeBrief. Les spécialistes savent que ces données ne sont pas une anomalie.

« Et c’est assez logique : pendant le confinement, des couples qui vivaient déjà des tensions se sont retrouvés enfermés ensemble, sans échappatoire possible. Plus de café dehors, plus de sorties, plus de visites chez des proches… La Covid a enfermé des gens qui n’avaient pas forcément les ressources psychiques pour supporter cette proximité permanente », poursuit le spécialiste pharmaceutique. « Ajoutez à cela la perte d’emploi, l’impossibilité de sortir, et l’angoisse permanente de ne pas savoir contre quoi on se bat. Sans savoir si l’on va s’en sortir. Tout cela a eu un impact psychologique énorme ».

Le choc du Covid a été abondamment étudié. Les données marocaines collectées auprès des soignants et publiées dans L’Encéphale montrent que près de la moitié du personnel de santé présentait des symptômes anxieux ou dépressifs modérés à sévères durant la pandémie. Ces chiffres ne concernaient pas la population générale, mais il est évident qu’ils reflétaient le climat global d’insécurité et de désarroi.

Des revues internationales, notamment BMJ Global Health, indiquent que la pandémie a provoqué dans les pays à revenu intermédiaire une augmentation des troubles anxieux allant de 25% à 30%. Le Maroc n’a pas publié sa propre estimation, mais l’OMS a intégré le pays dans ses projections régionales.

Les ventes d’anxiolytiques

Les données compilées par IQVIA en 2022 montrent une hausse continue des antidépresseurs, une progression importante des antipsychotiques ainsi qu’une stabilité trompeuse des anxiolytiques, où l’automédication et le marché informel biaisent complètement les chiffres.

Maroc, pays sous anxiolytique ?
L'utilisation des médicaments, notamment sur les marchés pharmaceutiques émergents, a progressé en 2020 malgré la pandémie © IQVIA Institute, novembre 2021

« Le marché des médicaments psychiatriques explose réellement. Nous le constatons tous. L’arrivée des nouvelles molécules, qu’il s’agisse des antidépresseurs ou des antipsychotiques, a complètement changé la donne », détaille Abdelmajid Belaiche.

IQVIA ne publie pas les volumes exacts pays par pays (ou du moins pas en accès libre au grand public), mais les tendances régionales montrent que l’Afrique du Nord suit la dynamique des pays à revenu intermédiaire avec une accélération des prescriptions d’anxiolytiques qui devraient enregistrer une croissance de 2 à 5% jusqu’en 2026, un rythme similaire à celui des cinq dernières années.

« La hausse de la consommation de psychotropes au Maroc s’explique par plusieurs facteurs qui se croisent. D’abord, l’impact de la pandémie de Covid-19 : le stress collectif, l’isolement, les incertitudes et les bouleversements socio-économiques ont entraîné une augmentation des symptômes anxieux et dépressifs. Cela s’est traduit par davantage de demandes de soins… et donc par une hausse mécanique des prescriptions.

On observe également davantage de poly-prescriptions et un recours à des traitements médicamenteux initiés sans intégrer systématiquement des approches non médicamenteuses comme la psychothérapie ou l’accompagnement psychosocial.

Les campagnes de sensibilisation, notamment via les réseaux sociaux, ont, de leur côté, permis une meilleure reconnaissance des troubles psychiques, encourageant plus de personnes à consulter. Cette dynamique est particulièrement visible chez les adolescents, les jeunes adultes et les femmes, dont les taux de prescription augmentent et reflètent à la fois des transitions de vie complexes et un meilleur dépistage.

Enfin, le contexte socio-économique joue un rôle important : chômage, précarité, pression scolaire ou professionnelle fragilisent la santé mentale et favorisent les consultations. A l’échelle internationale, la tendance post-2020 est similaire : dans plusieurs pays, la consommation de psychotropes a progressé, notamment chez les jeunes, en raison d’un « rattrapage diagnostique » et d’un contexte post-Covid marqué. Cela éclaire des dynamiques comparables au Maroc », explique Dr Malki Zahira, psychiatre et addictologue.

S’il y a une hausse des demandes de consultations pour troubles anxieux et dépressifs, il y a aussi une augmentation de l’usage de psychotropes dans des contextes non spécialisés et saturation progressive des structures publiques.

Malheureusement, les hôpitaux publics n’ont pas tous un logiciel unique, les psychiatres libéraux notent encore à la main et les pharmacies ne remontent pas automatiquement la consommation de médicaments contrôlés. Donc, on ne peut réellement rien savoir de la consommation de psychotropes au Maroc.
Donc pour replacer ce qui se passe dans le pays dans le contexte mondial, il faut regarder les tendances dans les pays comparables.

Un rapport du Lancet Psychiatry de 2021 montre que les pays à revenu intermédiaire sont ceux où la consommation de psychotropes augmente le plus vite depuis 2010. Trois raisons principales sont identifiées avec une meilleure identification des troubles, une baisse progressive du tabou et une absence d’alternatives thérapeutiques, notamment psychothérapeutiques. Ces trois éléments collent parfaitement au cas marocain.

Maroc, pays sous anxiolytique ?
Corrélation entre la consommation de médicaments psychotropes et les dépenses de santé dans 64 pays et régions en 2018, selon le revenu © The Lancet Psychiatry

L’étude souligne aussi un phénomène que les psychiatres marocains confirment avec l’augmentation des prescriptions chez les jeunes adultes. « Les médecins les prescrivent largement. Face à ces nouveautés, les anciennes générations d’antipsychotiques sont devenues marginales, presque plus utilisables. C’est simplement la dynamique normale d’un marché qui évolue », analyse Belaiche.

Cela s’explique aussi par la précarité économique, la pression sociale, la digitalisation des interactions et un accès très limité aux services psychologiques dans les établissements scolaires et universitaires.

L’effet « première consultation »

La « première fois » tardive. Les patients arrivent dans les cabinets après des années de symptômes, souvent lorsque les troubles deviennent incompatibles avec le travail ou avec la vie familiale.

Sans parler des généralistes qui deviennent des prescripteurs de première ligne. La consommation augmente plus vite que la capacité des psychiatres à absorber la demande.

Le Maroc fait face à un autre problème souvent absent des chiffres officiels, celui de l’automédication psychotrope. Les anxiolytiques en particulier sont facilement détournés, délivrés parfois sans ordonnance en ligne, ou circulent dans des réseaux familiaux, communautaires ou clandestins.

Plusieurs études universitaires soulignent une forte prévalence d’usage non médical d’anxiolytiques chez les jeunes adultes, en particulier dans les milieux urbains, détaille le rapport MedSPAD 2009-2010 « Usage de drogues en milieu scolaire marocain ». Ces travaux évoquent l’usage de benzodiazépines pour gérer le stress, le sommeil ou les crises d’angoisse, sans suivi médical. Ca fausse littéralement toutes les statistiques.

Pourcentage des élèves à avoir déclaré connaître les différentes substances © Rapport MedSPAD 2009-2010

« Au-delà de cette hausse conjoncturelle liée au Covid, le marché continue de se développer à un rythme impressionnant. Les antipsychotiques et les antidépresseurs sont en pleine croissance. Les tranquillisants, eux, déclinent. Les benzodiazépines, Valium, Lexomil et autres, sont addictogènes. C’est leur principal défaut. Ils sont dépassés. On se tourne aujourd’hui vers des molécules plus récentes. Les hypnotiques, utilisés pour les troubles du sommeil, restent relativement stables, mais c’est un petit marché. Les vrais marchés qui progressent fortement, ce sont les antipsychotiques et les antidépresseurs. Et ce sont les génériques qui portent cette croissance, car ils constituent l’essentiel de l’offre », explique Abdelmajid Belaiche, à LeBrief.

Un système sous tension

Les psychiatres marocains ne sont pas nombreux. « Le nombre de psychiatres au Maroc a augmenté. Cela reste insuffisant pour un pays de cette taille, mais la progression est réelle. Et leur activité ne désemplit pas. Obtenir un rendez-vous est devenu un parcours du combattant : les salles d’attente sont pleines du matin au soir. C’est la preuve de la demande », déclare Belaiche. En 2019, selon Dr Hachem Tyal, le Maroc ne comptait que 400 psychiatres en exercice. En comparaison, la moyenne européenne tourne autour de 10 à 15 pour 100.000 habitants. Cette disproportion résume à elle seule les difficultés d’accès aux soins psychiques dans le pays. Le système est sous-dimensionné, mal réparti et confronté à une demande croissante.

Le Maroc dispose d’une vingtaine d’établissements publics spécialisés en psychiatrie, mais leur capacité d’accueil est limitée. Les hôpitaux généraux possèdent quelques unités, souvent saturées. Les hôpitaux publics absorbent une grande partie des cas complexes : troubles psychotiques sévères, hospitalisations sous contrainte, patients sans ressources. Mais ces structures travaillent à flux tendu, souvent sans moyens suffisants. Les psychiatres hospitaliers doivent gérer des dizaines de consultations par jour, avec très peu de temps pour assurer un suivi psychothérapeutique.

En gros le schéma est simple :

Trop de patients, trop peu de médecins, un système d’accueil qui repose sur l’urgence plutôt que sur la prévention.

Les suivis psychothérapeutiques deviennent presque impossibles, la médication prend donc souvent le dessus, faute de temps, faute de psychologues intégrés au système, faute de structures alternatives.

Par ailleurs, la psychiatrie libérale se développe dans les grandes villes, mais elle reste inaccessible pour une partie importante de la population. Une consultation varie entre 300 et 500 dirhams dans les centres urbains. Ce prix ne concerne que l’acte initial. Le suivi, les contrôles, les ajustements médicamenteux, tout cela représente un coût pour les familles.

Aussi, les psychiatres sont concentrés à Casablanca, Rabat, Marrakech, Tanger et Fès. La région de l’Oriental, le Sud et plusieurs provinces rurales sont quasi dépourvues de spécialistes. Ce constat pousse les citoyens à consulter d’abord un généraliste, souvent par défaut, avant d’être orientés ou non vers un spécialiste.

Faute de psychiatres, les médecins généralistes deviennent les premiers prescripteurs d’anxiolytiques, comme expliqué plus tôt. Ce n’est pas toujours problématique, dans de nombreux pays, ils sont formés à gérer les troubles anxieux légers ou modérés, mais la charge de travail et le manque de formation spécialisée peuvent engendrer des prescriptions rapides, parfois sans évaluation psychologique approfondie. « La prescription de psychotropes ne relève plus uniquement des psychiatres. Elle est aujourd’hui largement partagée avec les médecins généralistes, qui peuvent parfois présenter des lacunes en matière de santé mentale. Cette situation contribue à une consommation plus élevée, mais aussi à une certaine banalisation, notamment autour des benzodiazépines souvent prescrites sur de longues durées », nous confirme Dr Malki Zahira.

L’analyse de 41 études dans la revue Frontiers montre que les antidépresseurs sont prescrits majoritairement par des psychiatres, mais aussi par d’autres catégories de prescripteurs, ce qui peut refléter des différences dans les pratiques cliniques selon les systèmes de soins.

Violence conjugale, chômage, précarité : les amplificateurs

Il y a une forte corrélation entre violence conjugale et symptômes dépressifs chez les femmes. Les conditions de travail, le chômage, la pression financière et les situations familiales instables alimentent la demande de soins psychiques.

L’étude « Study of sociodemographic profile and the prevalence of psychiatric disorders in women victims of violence by intimate partners consulting at Casablanca university hospital » démontre que l’âge des victimes varie de 20 à 62 ans, avec une moyenne de 35,14 ans. Elle révèle également que 54% des femmes concernées sont des femmes au foyer, dont 80% gagnent moins que le SMIG. Par ailleurs, 42% disposent d’un niveau d’instruction secondaire. La grande majorité est mariée (94%) et a en moyenne 2,02 enfants.

Toutes les patientes ont été exposées à des violences psychologiques et physiques, tandis que 82% ont subi des violences économiques. Près de la moitié rapporte aussi des violences sexuelles. Sur le plan clinique, l’étude met en évidence une prévalence très élevée d’épisodes dépressifs majeurs (88%), les troubles anxieux constituant la deuxième comorbidité psychiatrique la plus fréquente.

Le système psychiatrique, déjà saturé, ne peut pas répondre à ces causes structurelles. Il intervient en bout de chaîne, parfois trop tard.
Les urgences voient passer les cas les plus graves : décompensations psychotiques, crises suicidaires, épisodes maniaques aigus… Les équipes sont formées, mais leur charge de travail reste élevée. Les urgences n’ont pas vocation à assurer le suivi, mais elles deviennent parfois le point d’entrée, ou le point de retour, des patients.

Selon Dr Malki Zahira, plusieurs facteurs sociétaux convergent aujourd’hui pour alimenter la détresse psychologique au Maroc. Les pressions économiques arrivent clairement en tête : les études montrent qu’un statut socio-économique faible, la précarité ou le chômage augmentent fortement le risque de dépression et d’anxiété. Dans un pays où une grande partie de la population vit dans une instabilité financière chronique, ce stress permanent se transforme souvent en détresse psychique durable.

S’y ajoutent des inégalités sociales et territoriales marquées. L’accès aux soins de santé mentale demeure très limité, notamment en zones rurales, où la densité de psychiatres reste extrêmement faible. Ce manque de ressources retarde la prise en charge et accroît la vulnérabilité des populations les plus éloignées des services de santé.

L’urbanisation rapide joue également un rôle ambivalent. Si elle crée des opportunités, elle s’accompagne de nouvelles formes de pression : isolement social, rythme de vie accéléré, exigence professionnelle élevée, coût de la vie en hausse, et affaiblissement des solidarités familiales traditionnelles. Pour beaucoup, en particulier les jeunes, cette transformation génère un sentiment de perte de repères propice au stress et à l’anxiété.

La stigmatisation culturelle reste un frein très important. Les troubles psychiques demeurent tabous et sont encore souvent perçus comme un signe de faiblesse de caractère ou comme un problème spirituel. Cette vision pousse de nombreuses personnes à hésiter avant de consulter, de peur d’être jugées, ce qui retarde l’accès aux soins et aggrave les troubles.

Automédication et circuit officieux

Au Maroc, la consommation de psychotropes/anxiolytiques ne passe pas uniquement par les cabinets médicaux. Une grande partie circule dans un espace trouble, ni totalement légal, ni totalement clandestin. Une sorte de zone floue.

Le système marocain repose officiellement sur un contrôle strict, les psychotropes à savoir les anxiolytiques, antipsychotiques, hypnotiques, antidépresseurs, relèvent d’une réglementation qui impose prescription médicale, durée limitée et ordonnances spécifiques pour certaines classes. Mais si cela était aussi ficelé, ce dossier n’aurait pas lieu d’être.

Dans de nombreux cas, les patients disposent d’anciennes ordonnances qu’ils présentent régulièrement pour renouveler leur traitement. Cette pratique, tolérée lorsqu’elle concerne une prescription stable et suivie, devient problématique lorsqu’aucun psychiatre ne vérifie pas l’évolution clinique.

La pharmacie, au Maroc, joue parfois malgré elle le rôle de « centre de tri ». Les pharmaciens voient passer des patients angoissés, des personnes en situation de stress, d’autres cherchant un sommeil réparateur et des familles inquiètes pour un proche. Certains arrivent avec des ordonnances valides, d’autres non. « Imaginons que je refuse un médicament et que je prive un patient d’un traitement dont il a réellement besoin ? Si je le connais et que je sais qu’il se fait suivre et par qui, je lui donne, autrement je ne peux rien faire », nous explique un pharmacien du quartier Mers Sultan sous couvert d’anonymat.

Le système les place en première ligne sans leur donner les outils nécessaires.

Mais évidemment l’automédication anxiolytiques ne se limite pas à l’achat en pharmacie. Dans de nombreux foyers, un proche partage un comprimé pour calmer une angoisse ou faciliter le sommeil. Ce phénomène est bien documenté dans les études universitaires marocaines.

Ce partage informel biaise complètement les chiffres. Il augmente aussi les risques de mauvais usage : interactions médicamenteuses, absence de suivi, adaptation inappropriée des doses.

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Et puis il y a les circuits parallèles. Il peut s’agir de médicaments obtenus sans ordonnance dans des zones peu contrôlées, de ventes de particulier à particulier via les réseaux sociaux, de stocks anciens revendus, ou encore d’importations informelles.

Ces circuits compliquent le travail des psychiatres, puisqu’ils doivent gérer les effets de traitements qu’ils n’ont jamais prescrits, parfois pris à des doses inadaptées, puis stoppés de manière brutale, pris avec d’autres médicaments… tout autant de choses qui pourraient aggraver les symptômes.

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