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Séisme d’Al Haouz : quand le journalisme dérape par égo ou pour un clic

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Gros plan

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Raconter un événement exceptionnel à l’étranger est à chaque fois un dur exercice pour nous, journalistes, à moins d’être fins connaisseurs du pays. Et à l’échelle nationale, le traitement n’en est pas moins compliqué : vérifier l’information, la recouper, trouver un angle respectueux de l’humain et être objectif. Toujours objectif. À moins qu’on ne le soit pas, auquel cas la ligne éditoriale doit être claire et transparente. Mais si le séisme d’Al Haouz a été l’actualité saillante des médias du monde entier, l’approche sensationnaliste de certains laisse entrevoir une empathie à demi-teinte. De plus, la prolifération des pseudo-journalistes locaux, poussée par les impératifs de la presse digitale, fait place à une montagne de mésinformation, de désinformation et de malinformation où le citoyen, en première ligne, se retrouve perdu.

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Au lendemain du tremblement de terre le plus violent que le pays ait connu ces 120 dernières années et alors que le Maroc pleure encore ses enfants, la presse étrangère a rapidement été dépêchée pour couvrir la catastrophe. Le ministère marocain de la Communication a, rappelons-le, mobilisé dès le samedi 9 septembre, une cellule pour accréditer et accompagner les correspondants sur le terrain.

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D’aucuns y ont vu la transparence du pays quant aux opérations de secours ou sa pleine disposition à une couverture médiatique sans censure. Car, comment un pays aurait-il pu laisser des médias fouler le sol national alors que sa gestion de la catastrophe serait cacophonique ?

«Libé» pagaie, pagaie !

La polémique suscitée par la couverture médiatique par certains médias français du séisme meurtrier d’Al Haouz continue. Après la Une jugée indécente de Libération datant du lundi 11 septembre, illustrée avec une photo d’une femme marocaine de profil, les yeux fermés, la bouche ouverte, se tenant devant la façade éventrée d’une maison aux murs ocre, et accompagnée d’une citation qui apparaît en manchette «Aidez-nous, nous mourons en silence», le journal a décidé hier de répondre.

«Des publications accusent le quotidien d’avoir volontairement manipulé les propos d’une femme en une du journal, après la catastrophe survenue au Maroc», écrit la journaliste avant de se livrer à un plaidoyer étoffé où le média se défait de quelconque production manipulatrice. «Cette photo, aujourd’hui au cœur de la polémique, n’est pas issue d’une production Libé, comme cela peut être le cas par ailleurs sur des événements d’ampleur», tranche la journaliste habituée à faire le point sur les «fake news».

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Pour Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de Libération, «le choix de cette Une a été présidé par l’alliance d’une photo et d’un titre qui soient le plus percutants possibles afin de rendre compte de la tragédie». Et de regretter que l’AFP, qui détient les droits d’image, ait omis de «préciser ce que la femme était en train de crier».

Or, de l’argumentaire déroulé par le média, il ressort le parti-pris éditorial sensationnaliste et un manquement déontologique qui attribue à l’image d’une personnes, des propos sans lien relayés dans une boucle Whatsapp. «Qu’allah vous récompense, aidez-nous ! Nos familles meurent en silence sans que nous puissions les atteindre. Je vous en conjure partagez ce message, on manque de tout !», précise Libération en rapport au fichier audio duquel le média a extrait sa Une.

Sans douter de la véracité d’un tel message, à quelques heures du séisme précisons-le, son utilisation par le journal français, au moment où les médias de l’Hexagone polémiquaient sur la non-réponse du Maroc à l’aide proposée par le pays, connote un message adressé aux premiers lecteurs : «[ndlr, la France], Aidez-nous, nous mourons en silence». Car, qu’on se le dise en face, qui seront les premiers lecteurs de cette Une ? Les Français, bien sûr !

«Une opportunité trop belle pour ne pas la saisir»

«De manière générale, il y a un côté « je-sais-tout » du Français de base encore plus marqué chez le journaliste français. Ce phénomène est ancien et remonte à la guerre du Golfe [2 août 1990 – 28 février 1991] : devant l’indigence des analystes et des experts, le journaliste a été obligé de remplir les vides», résume Guillaume Jobin, président du conseil d’administration de l’École supérieure de journalisme de Paris (ESJ), dans une interview accordée à nos confrère de Barlamane. Mais la pensée anti-Maroc, homogénéisée dans la presse française depuis les années 50, vient de son positionnement majoritairement de gauche (même dans celle détenue par Bolloré), explique le spécialiste.

«Malheureusement, c’est le cas même pour Le Figaro, journal de bonne tenue au regard du Maroc. Je ne parle évidemment pas de Le Monde qui est un aficionado anti-Royaume depuis sa création quasiment», poursuit-il. Lorsque les médias français traitent le sujet Maroc, «99 fois sur 100 ce ne sont que les clichés usuels».

L’actualité séisme au Maroc a, dès lors qu’elle a suivi les règles journalistiques, entraîné l’actualité «Maroc politique», a été le prétexte pour ressortir la relation «Maroc-France». Et le cheminement «logique» dans l’esprit des journalistes français c’est «séisme Maroc, vu par eux comme un pays sous-développé», donc «aide de la France», explique Jobin.

Pour l’expert, il y a «un nivellement par la base, avec une idéologie journalistique, qui est propre à la France, et qui mène tout droit à ce genre de traitement uniforme de l’information que moi je reproche à la presse française. Elle a fait appel aux journalistes pseudos experts du Maroc établis auxquels ils ont habitué l’auditoire, évitant soigneusement les quelques professionnels et connaisseurs du pays, comme Hubert Coudurier du Télégramme de Brest, Jean-Didier Derhy du Progrès de Lyon (et moi-même !)», précise, révolté, le président de la plus ancienne école française de journalisme.

Journalisme vs. Règlement de comptes

Le traitement médiatique accordé par une certaine presse française au séisme qui a frappé le Maroc a choqué les Marocains, à raison. De la politisation du drame aux mises en scène «misérabilistes» d’un Maroc «incapable de venir en aide à sa population, voire contrainte d’implorer son salut», le choix éditorial était clairement orienté. Notons que des médias anglo-saxons, comme le New York Times et la BBC World News, n’ont pas été tendres non plus.

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En se focalisant sur le désarroi de populations qui n’avaient pas encore vu de secours à date, tout en faisant abstraction du sujet fondamental que constitue l’effondrement des routes qui retarde l’avancement des secours, l’éboulement de flancs entiers de la montagne ou ne mentionnant à aucun moment l’aide aéroportée ni les personnes évacuées par hélicoptère, la couverture proposée par quelques médias français relève du règlement de compte plutôt que d’un journalisme sérieux et objectif.

Car la réalité est autre. «La réalité est que l’un des premiers principes de l’aide humanitaire est l’idée de souveraineté dans la prise de décision, comme le président français Emmanuel Macron a été contraint tardivement de l’admettre. Le Maroc, un pays confronté à des problèmes comme les autres, est un État qui fonctionne, et non un État fragile, en faillite ou en faillite comme la Libye, qui a été frappée par son propre désastre cette semaine», écrit sur les colonnes de The Guardian, Peter Beaumont.

Dans les pages du prestigieux quotidien britannique, les efforts du pays et l’efficacité des autorités marocaines ont été largement salués. «En trois jours à parcourir les montagnes de l’Atlas pour faire un reportage pour ce journal, j’ai pu constater les limites de l’aide humanitaire et ses réalisations, et les comparer avec les catastrophes précédentes que j’ai couvertes. Et même s’il est juste de dire que certaines communautés voient l’aide arriver trop lentement, dans l’ensemble, la réponse du gouvernement marocain a été raisonnablement efficace», témoigne le journaliste britannique.

De l’autre côté de l’Atlantique, l’envoyé spécial de CNN, Sam Killey, a lui aussi attesté du savoir-faire et de l’expertise des FAR, sur le terrain, dans ce genre de situations. «C’est un hôpital très sophistiqué qui a été déjà été déployé à travers le monde, en République démocratique du Congo, en Jordanie et dans d’autres pays pour faire face aux urgences internationales. Mais ici, ce sont des urgences locales qui sont traitées», explique-t-il, déambulant au sein de l’hôpital de campagne.

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Contraster les reportages réalisés sur le terrain en dit long sur les dérives du journalisme. Des visions tendancieuses que le Conseil national de la presse (CNP) et le Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) n’ont pas manqué de dénoncer. Le Conseil appelle ainsi à davantage de prudence et de professionnalisme dans la diffusion des informations et des commentaires, en rappelant l’importance du respect de l’éthique journalistique, regrettant «le sensationnalisme et le manque de respect flagrant manifestés par certains médias envers les victimes, les blessés et leurs familles».

«Ces médias ont délibérément politisé la question d’aide humanitaire et ont mobilisé l’opinion publique française contre le Maroc. Une partie des médias français a poursuivi sa campagne en publiant des reportages et des caricatures qui tentent de présenter l’État marocain d’une marnière qui suggère son incapacité et sa volonté à empêcher l’arrivée des aides aux victimes», a souligné, pour sa part le SNPM. Ceci alors que le gouvernement marocain a publié un communiqué explicatif à ce propos, dans lequel il révèle la méthodologie adoptée par le Maroc concernant les aides, tout en annonçant son accueil favorable à toute aide des pays amis et frères.

Et les pseudo-journalistes marocains ne sont pas en reste !

Le phénomène a pris de l’ampleur ces dernières années, mais a particulièrement été exacerbé au lendemain du séisme d’Al Haouz : des personnes usurpant l’identité de journalistes professionnels, sans avoir ni le titre ni la qualification requis, ont été les premiers à se rendre dans les zones sinistrées, se permettant de photographier, de filmer et d’interviewer les rescapés et leurs familles, encore sous le choc, sans considération aucune pour leur souffrance et leur dignité.

«Le Conseil relève avoir reçu plusieurs appels et demandes d’explications concernant la présence de personnes équipées de microphones et de caméras, mais ne disposant pas d’une carte de presse délivrée par notre instance, lors de leur couverture du séisme ayant frappé certaines régions du Maroc. Par ailleurs, il a également été constaté que certains journaux électroniques ont délivré des accréditations à des individus se faisant passer pour des correspondants de presse», dénonce le CNP.

Le Conseil national de la presse tient par ailleurs à souligner que le journalisme n’est pas une activité qu’on exerce à loisir sans avoir les qualifications requises pour accéder à un certain statut social. Il ne s’agit pas non plus d’un simple moyen d’acquérir une reconnaissance sociale sans respecter les normes professionnelles établies, mais d’une profession à part entière dont la préservation a nécessité de nombreuses années d’efforts consentis aussi bien par les instances professionnelles que les autorités législatives, exécutives et judiciaires. L’objectif étant de promouvoir un journalisme de qualité et crédible en harmonie avec la responsabilité sociale des médias, en particulier dans des contextes nationaux et internationaux où le rôle du journalisme est devenu fondamental.

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Dernière actualité en date, la sortie médiatique, pour le moins insolite, d’Ilyas El Omari, improvisé correspondant pour la chaîne CAP Radio, dont il est devenu récemment le principal actionnaire. Article 19 décrit un Ilyas qui «renaît de ses cendres, tel un phénix, en faisant une sortie médiatique «insolite» sur les réseaux sociaux. Il portait des lunettes noires, une casquette et un micro à la main dans la zone sinistrée du Haouz. Il interviewait, ce jeudi 14 septembre 2023, des parents de victimes et commentait l’actualité en arabe et en Amazigh en direct sur la chaîne».

«Dans ce sens, le CNP tient à rappeler que l’article 12 de la loi n°89.13, relative au statut des journalistes professionnels, prévoit que toute personne fournissant délibérément des informations inexactes en vue d’obtenir une carte de presse professionnelle ou utilisant une carte périmée ou annulée, ou usurpant la qualité de journaliste professionnel sans détenir une carte de presse est passible de poursuites judiciaires», lit-on dans le communiqué.

Ainsi et en vertu de ses attributions de régulateur du secteur de la presse et de l’édition, le Conseil a appelé les autorités compétentes à intensifier leurs efforts en vue de freiner la prolifération de ces pratiques préjudiciables à la profession journalistique. Il a également appelé les organisations professionnelles représentant les journalistes et les éditeurs à prendre des mesures concrètes pour promouvoir et sauvegarder la profession et l’immuniser contre les usurpateurs.

Car l’heure est venue pour les médias de prendre leurs responsabilités. «En ces temps de crise, il est impératif d’offrir au public une couverture précise, équilibrée et sans préjugés. Après tout, l’éthique journalistique n’est-elle pas censée être le pilier de toute rédaction respectable ?», s’interrogent nos confrères.

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