Pour Aïd Al-Adha, le mouton ne sera pas sacrifié, c’est un fait. Mais certains secteurs, eux, le seront. Cette année, la fête a un goût étrange. Le moral n’est pas à la fête. Pas de bêlements dans les ruelles, pas de charbon qui tâche les doigts, pas de pyjama tracé d’enthousiasme carnivore. Le cheptel doit respirer, l’eau doit être économisée, les prix ont explosé et les ménages sont d’accord, cette année, ce sera sans mouton. Personne n’a toutefois dit que la fête n’aura pas lieu. Les hôtels font salle comble, les plages sont pleines et la grande distribution surfe sur un nouvel « art de célébrer autrement ». Mais pendant ce temps, les bouchers affûtent leurs couteaux… pour rien, les vendeurs de charbon remballent leur marchandise et les petits gains du jour J sont priés d’aller chercher une opportunité ailleurs. Quand certains préparent leurs vacances, d’autres pleurent.

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Point de bêlements matinaux, point de file de voitures chargées de bêtes bedonnantes, point de souks pleins à craquer. Trop risqué pour le portefeuille, l’environnement et le cheptel, le Maroc a tranché, point de mouton cette année.

Ah oui, d’accord, mais c’était sans compter sur l’opportunisme ancré en chaque Marocain qui sait tirer son épingle du jeu là où on ne l’attend pas. Ce qui peut être d’emblée observé, c’est ce Maroc à deux vitesses. D’un côté, la viande a atteint des sommets inaccessibles, malgré une inflation persistante, d’un autre, des hôtels pleins à craquer. Il faut nous expliquer là…

D’un côté, le gouvernement et les voix officielles martèlent qu’il est urgent de préserver les rivières, de permettre au cheptel de se renouveler et de soulager les budgets faméliques. De l’autre, le citoyen ordinaire, celui pour qui un mouton à 4.500 dirhams reste un luxe insensé, jubile à l’idée de trois jours de repos !

Les hôtels, habitués à faire de l’œil aux touristes étrangers, voient débouler les familles locales, pressées de fuir Casa, Rabat ou Meknès. Pour la grande distribution aussi, c’est le jackpot. Au lieu d’acheter un mouton, les ménages investissent dans des barbecues portables, des brochettes toutes prêtes ou des surgelés « façon festival de la viande brésilien ». Si dans un premier temps les grandes surfaces ont fièrement aligné leurs moutons prêts à l’emploi, elles les ont vite retirés des rayons, comprenant… qu’elles n’avaient rien compris aux directives. Elles se sont donc rabattues sur l’électroménager et les promotions habituelles à cette période.

Les abattoirs municipaux, habituellement assiégés de la nuit jusqu’à l’aube, se retrouvent portes closes. Les bouchers traditionnels encaissent des journées de nullité (soit les gens vont à l’hôtel pour la fête, soit 135 dirhams le kilo de viande ovine, dans les marchés de gros, est bien trop cher pour un foyer moyen).

Certaines petites épiceries de quartier, qui vivaient d’un pic de chiffre d’affaires lors du Aïd, rangent leurs packs d’eau et de boissons et leurs sachets plastiques colorés. Et ne parlons pas des enfants que l’on rémunérait pour brûler les têtes de mouton, ni des « coupeurs officiels de gorge » qui se pavanaient, tout de sang revêtus, recevant 200 dirhams pour chaque mouton.

Les éleveurs, quant à eux, sont pris en étau. Les prix du mouton ont flambé comme une fusée, trois fois plus vite que le carburant. Entre la sécheresse qui ronge les pâturages et la spéculation, beaucoup n’ont pas vendu un seul animal. De plus, leurs camionnettes sont bloquées à l’entrée des villes, afin de ne pas écouler leurs stocks.

Un Aïd sans mouton. Et maintenant, on fait quoi ?

Nadia, professeure, la cinquantaine rieuse, valise à roulettes en main et lunettes de soleil déjà vissées sur le nez. Direction Martil. « On a trouvé un petit appart, bien moins cher qu’un mouton. Et en plus, mes enfants préfèrent les sardines ». Voilà pour le ton.

L’abstention de sacrifice est un réel soulagement pour de nombreux Marocains considérant le mouton comme un luxe. Donc, à défaut d’un agneau à égorger, les familles s’offrent une virée en montagne, une escapade à la mer ou, pour les plus casaniers, un barbecue de merguez de supermarché en regardant Netflix. « Pourquoi s’infliger 5.000 dirhams pour quelques heures de barbecue, beaucoup de fatigue, alors qu’avec ça je peux faire trois jours de vacances ? » s’indigne Nadia. « Et sans devoir nettoyer la terrasse ensanglantée après ». Très pratique, en effet.

Les professionnels du tourisme n’en reviennent toujours pas. Il suffit de les appeler un par un pour entendre un « complet pour ces dates ». Il faut dire qu’habituellement, c’est plutôt en juillet-août que le secteur hôtelier connaît une telle ferveur.

Les meilleures places de Saïdia à Essaouira affichent complet. L’on peut dire sans sarcasme, que le tourisme interne, longtemps traité comme le vilain petit canard, a trouvé sa vengeance. « Les gens veulent sans doute profiter d’un weekend prolongé, c’est surtout cela. Mais si l’on souhaite être solidaires avec la proposition de Sa Majesté, alors la meilleure chose à faire pour protéger notre cheptel serait de renoncer au sacrifice cette année. Que ce soit au niveau des hôtels ou à titre personnel, chacun est concerné », déclare déclare Fouzi Zemrani, ancien vice-président général de la Confédération nationale du tourisme, et auteur du blog Blogtrotter, à LeBrief.

Et tout le monde y va de son petit calcul. « Un mouton, la viande, les abats, les boissons, les épices, le charbon, la tonne de vaisselle… On dépensait plus de 7.000 dirhams pour un festin d’un jour. Là, je pars avec ma fille et mon mari à Skhirat, on va manger un tagine tranquille », raconte Loubna, secrétaire de direction à Rabat. « Et surtout, on va dormir. Pas de cris, pas de visites, pas d’abats à sentir pendant trois jours. Le vrai bonheur », dit-elle en riant.

Pendant ce temps, les grandes surfaces font leur petit business en silence. Pas de têtes de mouton à roussir, mais des promos sur les grillades, des kits complets de brochettes, des plateaux apéro en plastique doré. Le consumérisme n’a pas pris de vacances, lui. Viande sous vide, salade prête à servir, nappe jetable, dessert glacé, réfrigérateurs en promotion… En gros, le client veut du simple, du rapide, du propre. Le mouton, c’était sans doute trop d’efforts.

À titre d’exemple, Marjane mise tout sur la consommation courante. Son catalogue « Aïd El Kbir » ne mentionne même pas un mouton, mais inonde les pages d’électro-ménager et d’ustensiles de fête. On y voit téléviseurs, réfrigérateurs et même un service à vaisselle 18 pièces, le tout estampillé « Aïd Al-Adha ».

Carrefour, de son côté, joue aussi la carte festo-électro. Sa brochure spéciale Aïd utilise le slogan arabe « تستاهلو فرحة مع الأحباب » (« vous méritez la joie avec vos proches ») et montre une famille autour d’un repas festif. Les offres mises en avant ? Toujours des appareils « prêt-à-éblouir » la maison : smartphones, lave‑vaisselle, gadgets cuisine et de la vaisselle… beaucoup de vaisselle ! Rien sur les cornes du mouton, sinon la promesse de préparer la maison pour la fête.

Autrement dit, les grandes surfaces recyclent les codes de Aïd Al-Adha en usant de messages de fête et de famille.

Primes et jour offert font grincer des dents

On annule le sacrifice, mais les employés auront-ils droit à la prime de cette fête religieuse ? Cette première question a été posée durant plus de 6 semaines, avant de trouver réponse. Puis est venu le moment de se poser la question sur ce fameux « lundi repos ». Si le public l’a de suite donné, que la CGEM a suivi, rien n’obligeait les patrons à en faire de même ! Malgré l’annulation du sacrifice pour Aïd Al-Adha, la majorité des entreprises ont choisi de maintenir les primes et avantages sociaux associés à cette fête, car les frais, eux, ne changent pas.

Selon une étude de DRH.ma, 67% des entreprises marocaines ont conservé les avantages sociaux liés au Aïd, avec une prédominance pour la prime financière, accordée par 99% d’entre elles. Ces primes, généralement comprises entre 1.000 et 5.000 dirhams, sont considérées comme un point important de motivation et de cohésion sociale au sein des entreprises.

Par ailleurs, la défiscalisation de la prime de Aïd Al-Adha reste en vigueur cette année, même en l’absence du sacrifice rituel !
Parlons à présent du jour férié, pas très férié. Le 9 juin 2025, le gouvernement a décrété un jour férié exceptionnel pour Aïd Al-Adha, mais sans fournir de directives claires au secteur privé. Ce ne sont donc pas moins de 72% des DRH, interrogés par drh.ma, qui estiment cette décision unilatérale et mal adaptée.
Il faut dire qu’aucun communiqué clair n’a été diffusé, c’était donc à l’appréciation de chacun.

Mais à qui ce non-sacrifice ne profite-t-il pas ?

À tous les autres. Et ils sont nombreux. Les premières victimes, ce sont les bouchers, les abatteurs, les découpeurs de viande improvisés qui se faisaient un petit pactole sur trois jours. Et que dire des enfants du quartier qui guettaient ce jour-là pour griller les têtes et gagner quelques billets ? C’est toute une culture !

Les vendeurs de charbon ont baissé le rideau. Les épiciers se retrouvent avec leurs stocks de pains faits maison et de packs d’eau et boissons. Les vendeurs de sachets plastiques (spécial « découpe et congélation ») regardent tristement leur montagne de plastique inutilisée. Même les grossistes d’épices de Derb Ghallef et Benjdia tirent la tronche. Du côté des éleveurs, c’est bien évidemment la douche froide. Enfin, ça, c’était sans compter sur l’organisation propre aux Marocains, qui consiste à tout faire à la dernière minute. En effet, la veille de la fête, les souks se sont affolés.

Le mouton trop cher, trop loin, trop tout

Alors que certains crient à la décadence religieuse, la majorité des familles interrogées parlent de « bon sens ». « Dieu ne nous a jamais demandé de nous ruiner », lance Farid, retraité à Rabat. « On peut donner en aumône, partager autrement. Le mouton, c’est devenu un caprice de riche ».

Il fut un temps où les abattoirs étaient les maîtres d’un Royaume de tripes, de bêlements et de balances qui n’avaient pas une minute de répit. Ce temps, c’était un Aïd d’antan, où les files s’étiraient devant les portes des boucheries.

À l’abattoir de Casablanca, une immense halle blanche d’habitude pleine comme un souk le dimanche, on entendrait tomber une aiguille. Le regard se perd vers les portes métalliques. Là où une année avant, 300 à 400 bêtes par jour étaient traitées durant les 3 glorieux jours de fête.

Et avec l’absence de bêtes, c’est toute la chaîne qui saute : les manutentionnaires journaliers, les agents de nettoyage, les chauffeurs de camion frigorifique. Tous « dispensés de service ».

Et en théorie, quand la demande chute, le prix suit. Mais pas au Maroc, où la logique économique fait souvent des détours par la Lune. Donc, cette année, la viande coûte un rein et pour ceux qui pensaient se rattraper avec une épaule ou une « kbida » pour marquer le coup, c’est l’estocade.

Pourquoi les prix sont aussi hauts alors ?

Dans les quartiers populaires, le petit boucher, autrefois star du bloc, est devenu une sorte de figurant d’arrière-boutique. Plus personne ne vient acheter « un kilo de foie », pas même un quart pour ajouter une pincée de saveurs.

Un boucher du quartier casablancais Mers Sultan nous confie que certains clients sont frileux depuis certaines rumeurs. « Certains clients me demandent d’où vient la viande. Les gens ont peur de la fraude, de la viande congelée déguisée sous une tonne d’épices ».

Même les chaînes de grande distribution, qui d’habitude préparent des étals d’épices festives en libre-service, mettent en avant d’autres genres de produits, comme des biscuits, des boissons, des toasts… à croire que les gens vont pique-niquer pas cuisiner.

Sous un autre angle, on en parle peu, mais les sacs plastiques spéciaux pour la fête sont aussi un vrai business pour les abats, les os, les restes…

Dans les quartiers plus modestes, l’ambiance est étrange. Pas de cris d’enfants qui courent après les peaux. Ni de jeunes qui exhibent fièrement la tête du mouton. Pas de voisins qui comparent leur boucher. Juste des jours fériés à ne savoir qu’en faire.

Pourtant, les Marocains auront tout fait pour pousser les marchands à baisser leurs prix. C’est à deux jours de Aïd Al-Adha qu’ils ont décidé de se ruer vers les souks pour s’offrir une viande rouge bien juteuse. Mais rien n’y fait, les prix demeurent élevés… et… le principe n’était-ce pas justement de préserver le cheptel ? Et cette viande en vente alors ? Il y a incompréhension entre les lignes.

Un Aïd sans bêlements, mais pas sans bon sens

Pas de têtes de moutons accrochées aux murs, pas de sang qui ruisselle dans les caniveaux. Cette année, la fête a pris des airs de dimanche pluvieux… sauf que justement, c’est ça le problème, il ne PLEUT PAS.

Derrière l’annonce royale du 26 février, il y avait une vérité incontournable : la sécheresse. La vraie, celle qui s’étend sur sept années de suite, qui assèche les puits, qui jaunit les pâturages, qui fait fondre les troupeaux comme neige au soleil. Et qui, soyons honnêtes, rend le fameux mouton plus précieux qu’un lingot.
La renonciation du sacrifice est due à une forte réduction du cheptel. Moins 38% par rapport à 2016, selon le ministère de l’Agriculture. Une saignée lourde de sens. Et si on continuait comme si de rien n’était, c’était le troupeau entier qui partait à l’abattoir symbolique. Pas juste les moutons de Aïd Al-Adha.

Du coup, cette pause proposée s’associe à une respiration collective. Parce que ce n’est pas que l’eau qui manque. C’est aussi la nourriture des bêtes. Les pâturages, devenus désertiques, ne nourrissent plus personne. Plus d’herbe, plus de viande. Ou alors, une viande à prix d’or.

L’État, de son côté, a dégainé un plan d’urgence de 6,2 milliards de dirhams. Des subventions pour l’alimentation animale, des effacements partiels de dettes pour les éleveurs et surtout l’ambition de ne pas perdre toute une filière.

Et pour la première fois depuis fort, fort, longtemps, le sacrifice a été perçu pour ce qu’il est vraiment : une recommandation religieuse, pas une obligation gravée dans le marbre. Parce que c’est ça aussi, l’autre bienfait caché. Des familles qui respirent un peu mieux financièrement. Moins de crédits absurdes pour acheter un mouton, moins de pression sociale. Ceux qui n’ont pas les moyens n’ont plus à faire semblant. Et même si le cœur n’y est pas, les poches, elles, remercient.

Une trêve. Une année sabbatique pour les ovins.

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