Islam et MRE : les routes de la foi
« Si tu pars, tes enfants deviendront Chrétiens et voudront fêter Noël ». Ah les parents, toujours inquiets de l’héritage financier et culturel qu’ils laisseront derrière eux, une fois partis. Face au départ de leurs enfants vers une terre chrétienne, pour la plupart, ils voient déjà leurs petits enfants fêter Noël, chercher les œufs à Pâques, et même se déguiser pour Halloween ! S’il s’agit, pour certaines fêtes, d’évènements dédiés à l’amusement des plus jeunes, les plus âgés ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, cette petite génération de MRE coupera les ponts avec l’Islam et se jettera corps et âme sur une tranche de porc.
Et pourtant… pourtant ! Il s’avère que le contraire semble opérer. Ceux restés au Maroc, persuadés d’en faire assez, font de moins en moins d’efforts. Ceux partis vers d’autres horizons ont souvent cette sensation de devoir se rattraper à tout prix, et en font deux fois plus. « C’est comme un étudiant qui a un emploi en parallèle, dans la crainte de prendre du retard sur ses camarades, il étudie deux fois plus », explique le sociologue Fouad Benmir à LeBrief. C’est la règle du paradoxe !
Loin du Maroc, l’Islam ne s’efface pas. Au contraire ! Il se transforme, se redéploie, se renforce. Chez les Marocains résidant à l’étranger, la foi est plus qu’un simple héritage spirituel. Elle devient un fil d’Ariane pour ceux qui tentent de se frayer un petit chemin entre la mémoire familiale, la modernité occidentale et la mondialisation. Qu’il soit refuge identitaire, souvent sujet d’enjeux géopolitiques, l’Islam des MRE relate, à lui seul, toutes les pressions que ressent la diaspora prise entre l’ici et l’ailleurs, entre le minaret ancestral et la lumière crue des néons européens.
Loin des Mosquées centenaires de Fès ou de Marrakech, dans les périphéries de Paris, Amsterdam ou Montréal, la foi devient une protection. Pour certains, elle est ce rempart qui protège des vents froids de l’acculturation, de l’exclusion… Pour d’autres, elle se transforme en espace de réinvention, tiraillée entre tradition et nouvelles influences.
La recherche de repères
Loin de la terre natale, sous les ciels gris et les lumières tamisées de l’Europe ou des Amériques, l’identité va de gauche en droite. Et dans cette faille, l’Islam se dresse, parfois comme un rempart protecteur, parfois comme un phare. Chez les Marocains résidant à l’étranger, la foi est souvent comme un instinct de survie culturelle, une volonté de ne pas disparaître dans l’anonymat des grandes métropoles étrangères.
« Lorsque les MRE s’éloignent de leur pays d’origine, leur pratique religieuse évolue de différentes manières », analyse Fouad Benmir. Mais ce qui se joue ici n’est pas seulement de l’ordre du rite ou du dogme. Il s’agit d’une quête viscérale de repères dans un univers où les références coutumières, la famille, le quartier, la langue, les rituels communautaires, disparaissent à vue d’œil dans le brouillard de l’étranger. Là où les Mosquées de quartier rythmaient autrefois le quotidien, là où l’appel du muezzin faisait corps avec la ville, le silence des sociétés laïques et sécularisées est lourd de sens, ou de non-sens, et parfois très pesant.
Face à l’éloignement du Maroc et à l’effacement progressif des repères d’enfance, certains MRE resserrent les rangs autour de l’Islam. « Certains intensifient leur pratique par besoin de repères », poursuit Benmir. Car dans la difficulté de l’immigration, la foi devient souvent un pilier identitaire. Elle aide à affronter l’isolement, les discriminations et les tensions du double héritage : être Marocain dans un monde qui ne l’est pas…
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C’est un sentiment indescriptible, mais qui pèse. Celui de ne plus parler sa langue maternelle à chaque heure de la journée, de ne plus dire bonjour aux voisins, d’être seul ! Mais, il faut dire que l’individualisme est un mode de vie dans les sociétés occidentales. Un individualisme dur à avaler pour les Marocains, habitués aux grands déjeuners chez la matriarche. Face à ces changements, les seules choses qui suivent un être où qu’il aille, relèvent de la foi et de la religion. Elles, restent un point d’ancrage, un héritage transmis dans la sphère privée.
Mais cette « religiosité immigrée » n’est pas figée. Les Marocains arrivés en Europe dans les années 80, ne pratiquaient pas de la même manière que leurs enfants nés sur le sol européen, par exemple. Au fil des années et des générations, la religion se réinvente. Loin du Maroc, elle se détache parfois de ses cadres traditionnels pour s’adapter à de nouveaux contextes.
Dans l’immigration, la foi devient ce fil invisible qui rattache l’individu à son histoire, à ses racines.Des pratiques revisitées ?
Au détour des rues de Bruxelles, Paris ou Montréal, les heures de prières murmurées dans les salons des foyers marocains côtoient de près les doutes silencieux de la jeunesse. L’Islam des MRE n’est plus exactement celui des régions du Haouz ou des collines du Rif. Il a traversé les mers et les générations, perdant parfois en route certains de ses ornements, gagnant d’autres reflets au passage.
Les pères et mères de la première génération emportèrent avec eux un Islam communautaire, rituel, lié aux fêtes du village, de la famille, aux mariages sous la tente, aux vendredis à la Mosquée… Leur foi était celle d’un groupe.
Puis sont venus leurs enfants, souvent nés en-dehors du Maroc, bercés par minimum deux langues, deux mondes, deux cultures. Pour eux, l’Islam est parfois moins une tradition qu’une interrogation. A l’instar des sociétés occidentales, le scepticisme est parfois de mise face à la précédente génération et ses croyances. Certains s’éloignent de l’Islam doucement, en cachette de leurs parents, séduits par l’individualisme des sociétés laïques. D’autres, au contraire, reprennent le vêtement religieux pour se protéger, recréant parfois une foi plus rigide, plus dogmatique que celle de leurs aînés !
Entre le thé à la menthe des parents et les conférences d’imams sur YouTube, les jeunes MRE tissent une foi à géométrie variable. Un Islam hybride naît, entre tradition marocaine et influences plus globalisées qui ne sont pas forcément en phase avec la culture marocaine.
(Rachid Eljay, précédemment connu sous le nom de Rachid Abou Houdeyfa, est un imam franco-marocain né le 3 novembre 1980 à Brest. Star de YouTube, il s’est initialement fait connaître par des prêches très controversés en France, notamment en 2015, lorsqu’il a été critiqué pour ses propos jugés rigoristes diffusés sur internet. Par la suite, il a modifié son discours pour adopter une approche malikite, prônant un Islam plus modéré pour être compatible avec les valeurs républicaines françaises. En juin 2019, il a été victime d’une tentative d’assassinat devant sa Mosquée à Brest.)
Les pratiques se déplacent donc du domaine public au Maroc, vers un espace plus privé, plus digitalisé, du collectif à l’individualisme. Et si les veillées religieuses familiales s’effilochent, elles laissent place à des engagements plus personnels, parfois militants. La modernité redéfinit les contours de la foi : halal certifié en supermarché européen, heures de prières dans les open-spaces, hijabs contemporains ou sermons en podcasts… Autant de choses pour lesquelles ces jeunes Musulmans n’auraient pas eu à se battre au Maroc et n’auraient pas forcément eu envie de revendiquer étant donné qu’ils seraient en terre d’Islam. En cherchant à tout prix à maintenir leur lien d’origine (qu’ils ne connaissent pas tous), certains tombent dans le piège d’épouser une culture étrangère à celle des Musulmans marocains.
Les Mosquées à l’étranger
C’est simple, laissez-vous porter par le métro parisien, au cœur des banlieues bétonnées. Les couleurs et les façades historiques se font plus rares, et les Mosquées s’élèvent, discrètes, harmonieuses et sereines. Pour les MRE, elles ne sont pas qu’un lieu de culte, elles deviennent la maison du souvenir, l’écho du village lointain, la place publique où les voix marocaines parlent encore dans leur langue, l’espace de confiance où Imam et autres confrères donnent des conseils de vie…
Il faut noter que vivre sa foi à l’étranger n’est pas toujours simple. Parfois des Mosquées sont improvisées dans d’anciens garages ou des locaux associatifs. C’est là que s’organisent les ftours du Ramadan, les cours d’arabe, les fêtes.
Mais ces lieux, tout comme les associations qui en dépendent, portent aussi les marques des transmutations contemporaines. Chaque pays d’accueil des MRE est un cas d’étude à part. Selon la diaspora la plus présente dans un pays, les cultures changent, ainsi que la pratique du culte. À titre d’exemple, un MRE en France se sentira plus proche de l’Islam pratiqué par un Algérien ou un Tunisien, qu’un Marocain en Allemagne, où prédomine une population musulmane turque ! De plus, il ne faut pas oublier le fait que ces associations sont parfois influencées par des courants différents de ceux du pays d’origine. Il y a donc un second piège à ce niveau, celui de tomber sur des gens mal intentionnés ou inculquant un Islam qui diffère de celui des Marocains. Dans certaines Mosquées à l’étranger, les gouvernements donnent leur gestion à des Musulmans chiites (Turcs, Iraniens, Pakistanais, Irakiens…), dans lesquelles les Marocains ne trouvent pas toujours leurs repères.
La mosquée centrale de Cologne, située à Cologne en Allemagne, a été construite entre 2009 et 2013. En raison de sa taille imposante, étant l’une des plus grandes d’Europe, et de la présence de ses minarets, sa construction a suscité de nombreux débats @ DR
Radicalisation et regard d’autrui
Désormais, la foi n’est plus exclusivement transmise par le père ou l’imam du quartier, elle est aussi façonnée par les prêcheurs en ligne, les « influenceurs religieux », comme aiment les nommer les médias français, et les plateformes diffusant une infinité d’interprétations de l’Islam. Un flot de savoirs, d’opinions et de discours religieux vient percuter l’expérience intime des MRE.
À travers un smartphone, un jeune Marocain installé à Amsterdam peut, en un clic, écouter les sermons d’un imam d’Indonésie ou débattre sur un forum animé par des convertis américains. Si dans un premier temps cette digitalisation est bonne pour le partage d’informations et de savoirs, elle n’est pas sans risques : l’hyperconnexion expose certains MRE à des discours plus radicaux ou polarisés, dans lesquels le sentiment de déracinement peut nourrir une vision plus rigide de la foi. Car si la foi reste pour beaucoup un havre de paix, elle devient pour d’autres, malheureusement, un terrain d’affirmation radicale. L’éloignement du Maroc crée un vide que la religion peut combler, mais aussi déformer. C’est dans ce cadre que le Maroc envoie chaque année des imams en Europe lors de la période de Ramadan et se propose de former les imams des continents africains et européens à Fès, afin de leur inculquer un Islam équilibré, dans lequel toute distorsion radicale est proscrite. Ces formations sont organisées et produites par le ministère des Habous et des Affaires islamiques et le Conseil marocain des Oulémas pour l’Europe.
Les discriminations subies en Europe ou au Canada, le regard suspicieux porté sur les Musulmans, la corrosion du lien avec le pays d’origine sont autant de points qui nourrissent ce double mouvement. Certains se sécularisent, adoptant une posture détachée, voire critique, vis-à-vis des pratiques traditionnelles. D’autres, au contraire, se radicalisent, séduits par des discours manichéens qui leur offrent une appartenance forte face au sentiment de rejet.
Mais bon sang, comment être Marocain et Musulman dans un monde qui semble parfois hostile à ces deux identités ?À commencer par reconnaître la non solitude. Non, un MRE ne peut être seul dans une telle situation, sauf s’il décide d’élire domicile à Yellow Knife… et encore ! Ils sont 5,3 millions de Marocains résidant à l’étranger, dispersés aux quatre coins du globe. En Europe ils forment l’une des diasporas musulmanes les plus importantes, avec une forte présence en France, en Espagne, en Belgique et aux Pays-Bas.
À Paris, Bruxelles, ou Milan, la Mosquée devient un centre névralgique, un substitut affectif aux medersas et aux zaouïas du pays natal. En Amérique du Nord, c’est au sein d’associations culturelles que la communauté se structure.
La répartition des MRE prouve aussi une géographie des mobilités. En France, ils seraient plus de 1,5 million, intégrés pour certains depuis plusieurs générations. Au Canada, leur nombre dépasse les 150.000, principalement concentrés au Québec et en Ontario. En Espagne, les Marocains représentent la première communauté étrangère musulmane, avec près de 900.000 personnes.
La diaspora marocaine joue un rôle de passeur : elle importe l’Islam du Maroc mais le réinterprète dans un contexte où les valeurs locales, les tensions interculturelles et l’individualisme redessinent les contours du religieux.
L’islam dans le monde, en chiffres
En 2025, plus d’1,9 milliard de croyants se proclament Musulmans. Une foi dont la courbe démographique s’inscrit dans une ascension continue, avec une projection à 2,2 milliards d’adeptes d’ici à 2030 selon les études du Pew Research Center, et la mobilité des diasporas y est pour quelque chose.
Impact des migrations sur l’évolution des populations musulmanes dans le monde d’ici 2050 @ Etude The Future of World Religions: Population Growth Projections, 2010-2050, Pew Research Center
Sur la scène mondiale, l’Islam croît plus vite que toute autre religion. En Europe, les populations musulmanes devraient représenter près de 10% de la population totale à l’horizon 2050. Au Canada, elles pourraient doubler en l’espace d’une génération. Cette progression raconte le mouvement des peuples, l’ancrage de nouvelles communautés et la capacité de l’Islam à s’adapter à des terres qui, hier encore, lui étaient lointaines.
Islamisation des terres laïques ?
Jugement très Européen ? Oui, oui, même jugement très médias européens. Et pourtant, il faut bien que les premiers Musulmans arrivés sur une terre laïque exercent leur foi. Le simple fait d’arborer une djellaba devient comme signe externe religieux, très mal interprété. L’Islam des MRE est un fait religieux, mais aussi un enjeu géopolitique très bruyant. Il suffit de constater que chaque débat présidentiel français depuis plus de 20 ans tourne autour du sujet religieux et plus particulièrement de l’Islam. Pourtant, en ne prenant en considération que les textes, le contenu théologique ne devrait pas changer par rapport à celui du Catholicisme ! Argument défendu par Olivier Roy, politologue et universitaire français, spécialiste de l’Islam. Selon lui, les faits historiques s’étant déroulés pour le Catholicisme, retrouvent échos dans ce qui se passe actuellement pour l’Islam. Contrairement aux discours européens, Roy défend le fait qu’il y a une déculturation de la vraie culture musulmane qui grandit à chaque génération, et non une radicalisation. La radicalisation n’est pas en rapport avec l’Islam.
La présence croissante des Marocains musulmans en Europe ou au Canada s’accompagne de débats sur la compatibilité entre Islam et valeurs occidentales, sur la laïcité, ou encore sur la radicalisation. Certaines institutions du Royaume, conscientes de ces enjeux, cherchent à maintenir un Islam marocain modéré parmi la diaspora, en finançant des Mosquées ou en formant des imams au Maroc. L’enjeu en devient même diplomatique !
Chiffres à retenir
- 5,3 millions de MRE à travers le monde (source : ministère des Affaires étrangères du Maroc, 2024).
- 1,5 million de Marocains en France, soit la première communauté étrangère musulmane dans l’Hexagone.
- 1,9 milliard de musulmans dans le monde en 2025 (24% de la population mondiale, Pew Research Center).
- 56% des jeunes MRE en France déclarent pratiquer le Ramadan régulièrement (INED, 2020).
- L’Islam est la religion qui connaît la plus forte croissance au monde : croissance de 70% prévu d’ici à 2060 (Pew Research Center).
- 900.000 Marocains en Espagne, en majorité musulmans.