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L’oreille du Guinness

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Portrait de Karim Ikce généré par intelligence artificielle. © Dalle-e

Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Comme tout un chacun, j’ai un téléphone. C’est devenu tellement banal, qu’il est inutile de préciser « portable ». 

Mon téléphone et moi entretenons une relation à la vie à la mort. Nous ne nous quittons pour ainsi dire jamais.

Je lui confie tout, et en retour, en dehors de m’aider à garder le lien avec mes proches, il m’aide à trouver ma route, à écouter ma musique et même à prendre des notes, ramollissant du même coup ma mémoire.

Mon appareil devrait, si tout va bien, fêter ses 5 ans dans quelques semaines.

On dit qu’une année de vie de chien correspondrait à 7 de celles d’un humain. Je pense qu’il faudrait se pencher sur celle de la vie d’un téléphone, parce que le mien commence à adopter un mode de fonctionnement qui pourrait le classer dans la catégorie troisième âge avancé.

C’est ainsi qu’il passe des appels de son propre gré. Quand il appelle la mamma ou Tonton Taieb ce n’est pas grave, il suffit de leur dire qu’on les aime, même si c’est la douzième fois de la journée. Mais quand c’est Jil l’énervé de service, ou Hamza qui ne sait pas parler moins de 24 minutes sans reprendre son souffle, cela peut devenir problématique.

Chez nous, lorsqu’on rend visite à quelqu’un, on passe souvent autant de temps à l’intérieur que sur le pas de la porte où, par miracle, au moment de se séparer, on se rappelle de toutes les choses que l’on ne s’est pas encore dites. Je pense que mon téléphone est socialement et intrinsèquement de chez nous. Il suffit que je raccroche pour, avant qu’il n’atterrisse dans la poche de ma veste, il ait déjà recomposé le dernier numéro… comme pour dire que nous ne nous sommes pas encore tout dit. Encore une fois, cela dépend de la dernière conversation engagée. Si c’est avec le patron, tu passes une fois de plus pour l’arriéré qui ne sait même pas utiliser un (smart)-phone, alors pour la promotion, tu repasseras.

Mais là où mon téléphone mérite une mention vraiment particulière, c’est dans le complot qui l’unit avec mes oreilles et mes joues de hamster.

Rien n’y fait, que je l’utilise du côté gauche ou du côté droit, il me fait toujours le même coup.

Pour mesurer le pouvoir maléfique de ce trio, imaginez ce qu’il faut faire, après moult tentatives et combinaisons de touches pour déverrouiller votre écran, désactiver le blocage des icônes sur l’écran et supprimer une application. Pendant que vous êtes tranquillement en train de raconter la banalité de votre journée, la joue, ou l’oreille, je n’ai pas encore réussi à attraper le coupable en flagrant délit, et le téléphone font tout cela dans votre dos.

Pire, au moment paroxystique de la conversation (est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que vous allez me donner l’augmentation que je demande depuis tellement longtemps ? Ou encore quand est-ce que tu penses me rendre les 20 000 rials que je t’ai prêtés en l’an 2000 ? etc.) voilà qu’une nouvelle voix se joint à la conversation. Le téléphone, dak weld lhram a composé un numéro savamment choisi dans votre répertoire et c’est la tante Zoubida, à moitié sourde, qui prend la place de votre interlocuteur. Si tu raccroches, tu crées un incident diplomatico-familial de premier ordre, mais si tu ne le fais pas, tu n’auras jamais la réponse à la question vitale que tu venais de poser. Dilemme quand tu nous tiens.

Sans oublier la propension de ce trio à rédiger des messages pendant que vous parlez. Alors qu’il me faut 2 minutes juste pour trouver l’icône des SMS, puis accéder à la personne à laquelle je souhaite envoyer un message, le téléphone se débrouille avec ma joue ou mon oreille et le tour est joué à la vitesse de l’éclair. Hier Louisa a reçu, de la part de mon téléphone le message “W 88”. Elle me répondit par deux points d’interrogation réprobateurs. Pour me dédouaner je lui ai répondu « W 88 est un message crypté rédigé par mon téléphone de sa propre initiative. Si tu arrives à le déchiffrer merci d’en partager le sens avec moi ».

Mon téléphone semble perdre la boule, mais j’y suis tellement attaché (ce qui est un comble pour un objet sans fil) et je ne me résignerai à le troquer contre le nouveau modèle du moment que lorsqu’il cessera complètement de remplir sa fonction de base. Pour être honnête, c’est la tonne de données dont il m’a allégé qui me le rendent indispensable.

En attendant, je pourrais postuler en son nom, et même profiter de sa prouesse pour en tirer une petite gloire, éphémère certes, comme tout ce que nous vivons, mais ce serait ma minute de gloire. J’imagine déjà Hafid en train de choisir le titre de sa Une : « Un téléphone et ses acolytes, la joue et l’oreille d’un Marocain, font leur entrée au Guiness ».

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète