Accueil / Chroniques

Le neveu du patron

Temps de lecture
Le neveu du patron. © Dalle-e

Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

Jusqu’ici mon intégration se passe bien. La machine à café fonctionne plutôt bien, sauf mardi où elle a avalé mes pièces sans se soucier de me livrer mon breuvage du matin et vendredi où dans mon gobelet, en lieu et place du café long, je n’ai eu que de l’eau plus ou moins chaude.

J’ai sympathisé avec mes collègues et j’ai même commencé une cartographie mentale des clans en présence. Karim, un autre, celui de l’atelier de façonnage, s’entend bien avec Jamila et avec Khadija, mais ces deux dernières ne semblent pas se supporter. C’est drôle de voir le pauvre gars, l’air gêné, lorsque l’une le surprend avec l’autre, ou l’inverse.

Il y a quelques jours, un jeune homme, très élégant s’est présenté. Soudain, l’atmosphère a changé. Nous étions transportés, une fraction de seconde durant, à l’Hôtel du Nord. Le vigile prit l’apparence de Marcel Carné, tandis que le sieur se transforma en Louis Jouvet, alias Edmond.

Il n’avait pas dit un mot, cependant tout semblait indiquer qu’il s’agissait là d’une personne importante, un VIP comme on dit dans le français de nos jours. Pourtant, il était encore bien jeune. Comme quoi, l’âge…

J’ai appris ce matin-là que le patron n’avait pas d’enfants, doux euphémisme employé pour signifier qu’il n’avait pas de descendance mâle. J’ai déjà croisé ses deux filles, fort agréables au demeurant. Mais le nouveau Gatsby était son neveu et son dauphin. C’est lui qui avait été désigné pour prendre la relève plus tard. Il paraît même que dans le package, il y avait l’une des deux filles du patron. Histoire de ne pas laisser la fortune familiale se disperser aux quatre vents.

Joe, comme tout le monde l’appelle, vient de rentrer des States. Après de brillantes études dans les meilleures écoles françaises, il a complété son cursus par un MBA dans une école de l’Ivy League. On ne badine pas avec l’avenir.

Quand il parle, tout le monde l’entend. Quand il fait une plaisanterie, tout le monde rit, même Tibari. Et surtout, il a un avis, forcément éclairé, sur tout. Il a un côté autiste de cinéma, à l’image de Rain Man, du célèbre film avec l’exceptionnel Dustin Hoffman (un « f » ou deux ? un « n » ou 2 ? Je dois toujours m’y reprendre à plusieurs fois en tentant de transcrire ce nom, et pour m’énerver encore plus, son nom dans le film est Raymond Babbitt, deux « b » et deux « t »). Peut pas s’appeler Momo comme tout le monde celui-là ?

Joe sait qui a gagné le premier but de la coupe du monde en 1974 (bien avant sa naissance) en Allemagne de l’Ouest, la masse atomique d’un atome et bien d’autres choses qui relèvent des savoirs inutiles qui permettent de briller en société comme mes chaussures lorsqu’elles étaient toutes neuves.

Joe-Raymond a un côté attachant. Nous ne nous parlons pas vraiment, mais il est omniprésent. Du coup, on a l’impression de faire partie de sa vie, sans que la réciproque soit vraie.

A l’entendre parler, c’est lui qui a conçu le monde, du moins le progrès qui a rendu la vie sur terre plus agréable. C’est grâce à lui que tel procédé, qui a permis « de réduire la workforce de 30% en améliorant la marge nette de 12% »  a été intégré dans le flux de production de l’entreprise. C’est lui qui a présenté toutes les personnes brillantes du top management à son oncle. Pour ma part, ne faisant pas partie du haut de la pyramide, il est facile d’en déduire que je ne suis pas un génie. C’est encore lui qui a eu l’idée, toujours merveilleuse, de réduire les places de parking pour inciter les salariés à être à l’heure, dans un remake cynique du jeu de la chaise musicale.

Quand il commence sa phrase par « Flane est super sympa, je l’aime beaucoup », la suite est écrite d’avance. Flane est symboliquement cloué au pilori. « Dieu protégez moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » disait avec justesse Voltaire.

Joe est touchant. Tout le monde le traite avec bienveillance, en grande partie du fait de son pedigree, mais aussi parce que ses effusions permanentes sont la manifestation d’un mal-être aussi visible que réel. En réalité, dans le spectacle qu’il offre à longueur de journée, il crie simplement « aimez-moi, pour que je puisse continuer à me supporter moi-même dans ce costume engoncé dans lequel je me suis laissé enfermer ». Alors on l’aime, on le lui montre et on ne se vexe pas quand il fait des remarques désobligeantes.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète