Faux et usage de faux, la dangereuse fabrique de l’illusion
Weld flane. Ah cette expression marocaine, elle en aura fait grincer des dents. Et pourtant, ce n’est pas fini. Si avant, il fallait être issu d’une famille prestigieuse pour avoir droit à un poste prestigieux, aujourd’hui, il suffit d’avoir de l’argent pour décrocher le graal. Enfin, il suffit, c’est vite dit. Encore faudrait-il les avoir les 250.000 dirhams nécessaires à l’achat d’un master.
L’affaire prend lieu à Agadir où des diplômes sont fabriqués de toutes pièces. Ça peut faire rire. Rire de la nullité de ces personnes qui favorisent la facilité, de l’idiotie de ces acheteurs qui pensent qu’un simple morceau de carton suffira à ajouter des chiffres à un QI assez bas… Et pourtant, ça n’a rien de drôle. Ce sont les mêmes procédés que pour ces gens qui fabriquent de faux papiers du cadastre pour spoiler un bien, ces fausses factures dédiées à détourner l’argent public si durement enregistré par le peuple, ces faux certificats médicaux qui évitent la sanction… La palette est large et la boutique est pleine de choix. Que ce soit pour éviter de passer une matière lors de son baccalauréat ou pour gagner de l’argent salement gagné sur le dos d’un autre, le concept est le même, c’est de l’arnaque.
Enquête – ENCG Casablanca : à qui profite le vide ?
Alors, oui, au Maroc, nous sommes habitués. Cela ne veut pas dire qu’il faut faire avec. Car des victimes, il y en a à la pelle. Et il y a un moment où ça suffit. Dans ces affaires de faux et usage de faux, les complices sont très/trop nombreux : fonctionnaires, professionnels du droit, élus, voire membres de l’administration ou du monde universitaire.
D’abord, posons-nous une question, pourquoi avoir recours à ce type de conduite. Un raccourci, une manière de contourner les règles dans un système perçu comme rigide, lent ou encore injuste. Mais à quel prix ?
Le Code pénal marocain est pourtant clair. Falsification de documents publics ou privés, usage de faux, usurpation de qualité… Les peines sont lourdes, allant jusqu’à 10 ans de prison dans certains cas. Mais dans les faits, les poursuites sont rares, les sanctions souvent légères et les réseaux bien organisés.
Les faux diplômes
Le scandale des masters « vendus » à Agadir a choqué, indigné et en même temps, peu surpris. À l’Université Ibn Zohr, un professeur de droit aurait proposé, selon l’enquête, des diplômes contre des sommes allant jusqu’à 250.000 dirhams. La somme peut sembler astronomique, mais pour certains, c’était la seule solution pour avoir accès à des postes bien payés dans l’administration, la justice ou encore la police. Le plus inquiétant, c’est que plusieurs de ces »faux » diplômés occupent aujourd’hui des fonctions sensibles. Quelle ironie, ceux qui sont censés combattre le faux, pourrait être à l’origine du faux.
Depuis des années, des rumeurs, des soupçons, et même des preuves, circulent sur des pratiques similaires dans d’autres universités. Des mémoires de fin d’études plagiés, des thèses soutenues sans recherche réelle, des mentions honorifiques accordées par copinage… Oh ça, il y en a.
Le problème, que beaucoup semblent oublier, c’est que le diplôme ne certifie pas seulement un savoir, il garantit aussi une compétence. Quand on triche à ce niveau, ce ne sont pas les valeurs universitaires qui sont bafouées, mais aussi la sécurité des citoyens, quand ces faux diplômés se retrouvent dans des fonctions critiques. Prenons un exemple simple, peut-on faire confiance à un médecin formé en 6 mois en ligne ? À un ingénieur qui n’a jamais mis les pieds dans un labo ? À un juge qui n’a lu que des résumés sur Google ? Ou un architecte qui ne saurait faire tenir une poutre ? C’est dangereux !
Sans parler du cœur même du mérite et de l’égalité des chances. Ceux qui travaillent dur, qui investissent des années dans leurs études, se retrouvent en concurrence avec des individus qui ont simplement payé. Et cette logique perverse peut mener au cynisme, à quoi bon faire des efforts si la voie rapide fonctionne mieux ?
Les universités, elles, se dédouanent rapidement. Elles mettent immédiatement en avant le sous-financement et la surcharge des effectifs. Les systèmes de contrôle sont faibles, les conseils disciplinaires peu transparents. Dans certains cas, ce sont même des enseignants eux-mêmes qui alimentent le système.
Le contrat moral n’existerait-il plus ? Eh bien, il paraît qu’ils ne seraient pas assez payés pour avoir une morale.
Quand l’identité devient une marchandise
Dans les administrations, c’est bien connu, tout peut s’obtenir, moyennant quelques billets. Un extrait d’acte de naissance antidaté, un certificat de nationalité pour un individu né ailleurs… Le faux document administratif est un véritable marché à ciel ouvert.
Les exemples ne manquent pas. Des étrangers qui deviennent « Marocains » le temps d’un dossier d’héritage. Des enfants scolarisés sous une fausse identité. Des candidats à l’émigration qui se font passer pour des mineurs afin de bénéficier de protections spécifiques. Et bien sûr, tout un trafic autour des documents de l’état civil, utilisé pour créer de fausses identités, parfois pour des réseaux criminels ou terroristes. Nous l’avons déjà dit, c’est dangereux cette affaire !
L’ironie, c’est que ces faux ne circulent pas tous seuls. Ceux qui doivent les combattre sont trop souvent les principaux acteurs de cette dramaturgie.
Fonctionnaires corrompus, agents d’État civil peu scrupuleux, ou encore intermédiaires « spécialisés ». L’on parle souvent de petites sommes, mais répétées à l’échelle nationale, cela représente un marché au noir bien installé.
Une fausse déclaration peut permettre d’obtenir une bourse, un logement social, ou de faire passer un enfant dans un établissement scolaire sans les papiers requis. Sur le plan sécuritaire, cela ouvre la porte à toutes les dérives : usurpation d’identité, falsification d’antécédents judiciaires et plus largement, une opacité inquiétante sur qui est qui.
La digitalisation, bien que prometteuse, n’est pas une garantie. Car tant que les hommes qui manipulent les systèmes sont corrompus, les logiciels ne font qu’officialiser les erreurs.
Le faux document administratif n’est pas un petit arrangement. C’est une atteinte directe à l’État de droit.
Le sport national de la triche comptable
Dans le monde de l’entreprise, le faux existe évidemment aussi et prend la forme de fausses factures. Elles sont utilisées pour gonfler artificiellement des dépenses, échapper à l’impôt, justifier des flux d’argent douteux, ou encore maquiller des pertes aux yeux des actionnaires. La technique est bien rodée, une société complice vous émet une facture pour un service fictif (consulting, prestations, logistique…). L’entreprise la comptabilise, déduit la TVA et verse une partie du montant en liquide à l’intermédiaire. Tout le monde y gagne, sauf le fisc et la transparence économique.
Ce qui est encore plus inquiétant, c’est quand ces fausses factures entrent dans les marchés publics. Là, on ne parle plus de triche comptable, mais de vol d’argent public. Des projets surfacturés, des matériaux non livrés, des prestataires inexistants… et au final, des écoles jamais construites, des routes mal faites, des hôpitaux sous-équipés. Le coût pour le citoyen est énorme !
Plusieurs scandales ont éclaté ces dernières années, impliquant des élus locaux, des entrepreneurs, parfois même des comptables et des notaires. Car oui, il faut souvent un réseau pour faire passer la supercherie. Une simple facture ne suffit pas, il faut un cachet, un registre, une comptabilité bien maquillée. On parle ici d’une fraude organisée, pas d’une erreur isolée.
La terre, source de toutes les convoitises
Ah le goût amer de l’héritage. Que ça soit plus les plumés ou les voleurs. Personne n’est content. Il faut dire qu’au Maroc, la terre est encore synonyme de richesse, de pouvoir et d’héritage. C’est donc naturellement que le foncier est devenu l’un des terrains les plus fertiles pour les falsifications. Les faux titres de propriété, les actes notariés trafiqués, les délimitations de terrains manipulées sont autant d’armes utilisées dans des batailles judiciaires sans fin. Le phénomène est ancien, mais il a pris de l’ampleur ces dernières années, notamment avec l’urbanisation accélérée et l’explosion des prix du mètre carré.
Tout commence souvent par un terrain en apparence sans histoire, parfois hérité, parfois agricole, parfois en zone périphérique. Un beau jour, un inconnu s’en réclame propriétaire, avec un acte en bonne et due forme. Le vrai propriétaire, lui, découvre qu’il a été spolié sans même avoir vendu. Et c’est là que la mécanique du faux se révèle : complicité d’un notaire, d’un géomètre, d’un fonctionnaire au cadastre, voire d’un juge !
Lire aussi : Spoliation foncière : un fléau persistant malgré les mesures législatives
Les réseaux de faussaires sont très très bien organisés, malheureusement. Ils repèrent les terrains à risque, ceux sans bornage clair, sans titre foncier moderne, ou appartenant à des émigrés ou des familles éclatées, par exemple. Ensuite, ils montent un faux dossier, créent un historique de propriété fictif et font enregistrer le tout dans les registres officiels. C’est long, coûteux, mais une fois le faux acte validé, il devient presque plus « vrai » que le vrai !
Pour les victimes, c’est un cauchemar. Les procédures judiciaires peuvent durer dix, quinze ans. Et même lorsque la justice leur donne raison, il est souvent trop tard : le terrain a été vendu, construit, morcelé. Dans certains cas, ce sont des familles entières qui perdent leur héritage.
L’État a bien tenté de réagir. Le ministère de la Justice a lancé une vaste opération de moralisation du foncier, la Conservation foncière s’est digitalisée, les notaires ont été mieux encadrés. Mais les fraudeurs ont toujours un temps d’avance. Car ils exploitent les failles humaines, à savoir un employé mal payé, un juge complaisant, un notaire qui ferme les yeux.
La tentation de l’excuse médicale
C’est un réflexe, un alibi, une porte de secours en milieu scolaire ou salarié. Les certificats médicaux sont clairement devenus le document miracle qui justifie une absence, annule une convocation, retarde une procédure, donne accès à un droit de garde… Et dans bien des cas, il est bidon. Les psychiatres, notamment, s’en mettent plein les poches quand il s’agit d’affaires juridiques. Parce que lorsqu’un certificat médical est présenté à un juge, un employeur, un professeur, il est très rare qu’on le conteste. Il est censé dire la vérité du physique et du psychique. Mais même avec ça, on peut s’arranger.
Casablanca : trafic de certificats médicaux à l’hôpital Hay Hassani
Des milliers de jours de travail sont perdus chaque année à cause de faux arrêts maladie. Dans les écoles, des examens sont repoussés pour des migraines opportunes. Et dans les procès, certains accusés échappent aux audiences pendant des mois en multipliant les certificats pour hypertension ou dépression aiguë. Le business est très juteux. Il est possible d’obtenir un certificat à partir d’une centaine de dirhams. Le prix varie selon le nombre de jours demandés.
La méritocratie à vendre
Chaque année, des milliers de jeunes Marocains préparent des concours publics avec l’espoir d’un avenir stable. Ils sont méritants, et pourtant, ne passent pas forcément. Car derrière eux se joue une fraude organisée, de passe-droits, voire de tricheries institutionnalisées. Il y a bien sûr les petites combines classiques, à savoir les antisèches, les téléphones cachés, les complicités dans les centres d’examen… Mais il y a aussi, plus grave, les listes préétablies, les copies échangées, les sujets qui circulent avant l’épreuve. Dans certaines affaires, des candidats ont payé des dizaines de milliers de dirhams pour s’assurer une place, parfois avec la complicité de fonctionnaires.
L’on n’oublie pas le scandale du concours des avocats en 2022. Des noms qui se retrouvent miraculeusement dans plusieurs concours, des taux de réussite anormalement élevés dans certaines familles et une opacité totale dans le processus de correction. L’opinion publique s’est enflammée, les réseaux sociaux ont pris feu. Mais au final, peu de responsables ont été sanctionnés.
Ca décourage les plus méritants, elle pousse même les plus honnêtes à l’immigration. Pire, la fraude installe dans l’imaginaire collectif l’idée que pour réussir, il ne faut pas travailler, mais « connaître quelqu’un ».
Pourtant, ce n’est pas une fatalité. Des outils existent, tels que l’anonymisation des copies, les caméras dans les salles, la double correction, la publication des résultats détaillés…
Omar Toukhssati, expert-comptable, commissaire aux comptes © DR
Interview avec Omar Toukhssati, expert-comptable, commissaire aux comptes
– LeBrief : Quels sont les motifs les plus fréquents derrière l’émission de fausses factures ? Quelles sont les conséquences ?
– Omar Toukhssati : Les entreprises cherchent assez souvent de réduire le montant de la TVA à payer, en général, ils n’ont pas de mal à payer l’impôt sur les sociétés, mais sur la TVA vue les problème de recouvrement au sein des entreprises, notamment les sociétés de conseil et les prestataires de services en général. Les conséquences de cette manœuvre fiscalement parlant, il s’agit d’opérations fictives, donc remises en cause de la valeur probante de la comptabilité d’une part, rejet de la facture donc paiement de la TVA élucidée et de l’impôt correspondant donc minimum 40% du montant HT en plus du risque de sanctions pouvant atteindre 100%.
– LeBrief : Comment les services fiscaux détectent-ils les fausses factures lors d’un contrôle ? Quelle différence entre les fausses et les vraies factures ?
– Omar Toukhssati : Les services fiscaux arrivent à détecter ces factures à travers d’une part le fait que les entreprises émettrices ne déclarent pas et d’autres parts le contenu des prestations sont souvent flous ou non liées à l’exploitation de la société.
– LeBrief : Quels secteurs sont les plus exposés à ce type de fraude ? Quel rôle joue l’expert-comptable dans la prévention de cette pratique ?
– Omar Toukhssati : Les secteurs les plus exposés sont ceux qui souffrent de difficultés de trésorerie ou qui ont des dépenses qui ne comprennent pas de TVA récupérable comme les prestataires de services ou les entreprises de travaux. En tant qu’experts-comptables, on s’interdit de jouer les intermédiaires ou d’encourager ces pratiques. Par ailleurs, il n’est pas possible pour nous d’identifier ces fausses factures. En revanche, on peut attirer l’attention de nos clients quand on voit que les factures qui nous ont été présentées ont été rejetés par les services fiscaux ou quand la rentabilité de l’entreprise est en décalage avec la pratique du secteur.
– LeBrief : Quelle est la responsabilité d’un salarié qui exécute un ordre lié à une fausse facture ? Les sous-traitants sont-ils aussi vulnérables ?
– Omar Toukhssati : Depuis la dernière réforme, un salarié peut être recherché pour dissimulation d’impôt avec une responsabilité civile. Pour les sous-traitants, ils sont aussi vulnérables à chaque fois qu’ils sont soumis à des difficultés de trésorerie.
-LeBrief : Les sanctions diffèrent-elles selon qu’il s’agit d’une PME ou d’un grand groupe?
– Omar Toukhssati : Selon les dispositions de l’article 357 du code pénal, le faux en écritures privées, de commerce ou de banque, est puni de l’emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 250 à 20.000 dirhams.
La peine peut être portée au double du maximum lorsque le coupable de l’infraction est un banquier, un administrateur de société et, en général, une personne ayant fait appel au public en vue de l’émission d’actions, obligations, bons, parts ou titres quelconques…
Le faux en écriture authentique et publique est puni plus sévèrement par la réclusion de 10 à 20 ans. En matière de faux, la tentative est punie au même titre que l’infraction consommée.
Faux témoignages et attestations mensongères
Ils sont devant tous les tribunaux. Ces faux témoins. Contre un billet, ils jureraient sur l’honneur que le présumé coupable était avec eux lors d’un incident dont il est accusé. Les faux témoignages, les attestations mensongères, les fausses déclarations sur l’honneur sont devenus des pratiques courantes.
Et cela concerne même les « petits délits ». Pour « aider quelqu’un », un cousin qui a besoin d’une attestation d’hébergement, un frère qui veut contourner une règle d’accès à un logement, une amie qui veut prouver une résidence fictive. Des exemples, il y en a !
Pourtant, dans une procédure judiciaire, un faux témoignage peut envoyer un innocent en prison ou blanchir un coupable. Dans une succession, une fausse attestation peut priver un héritier de son droit. Et dans la vie administrative, ces manipulations faussent les statistiques, les décisions, les allocations.
Les juges le savent. Les notaires le devinent. Mais souvent, ils ferment les yeux. Car contester un témoignage, c’est ouvrir un autre dossier. C’est travailler davantage.
Mais rappelons-le, le code pénal est clair. Le faux témoignage est un crime. L’usage de faux, même par omission, est lourdement sanctionné. Mais entre la loi et la pratique, il y a un gouffre. Les poursuites sont rares, les peines allégées grâce, encore une fois, à la culture du « service » et du « ma3rifa ». C’est le serpent qui se mord la queue.
Les lanceurs d’alerte sont souvent les premières victimes. Menacés, marginalisés, parfois poursuivis eux-mêmes, ils sont abandonnés par l’institution. Or, sans eux, rien ne sort. Aucun système ne peut se réformer de l’intérieur sans voix courageuse pour alerter.
Il faut aussi revoir les sanctions. Un simple rappel à l’ordre ou une peine avec sursis n’a aucun effet dissuasif. Le faux devrait coûter cher. Il devrait entraîner l’exclusion des fonctions publiques, la restitution des biens acquis frauduleusement, une inscription sur un registre de fraudeurs consultable par les institutions. Il faut radier !
excellent article. Continuez.