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Dilemme 14.

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Karim Ikce, 30 ans, j’ai été embauché pour vous raconter la vraie vie, c’est-à-dire à travers mon regard et ses travers …

J’en ai 14, mais je dois faire un choix, cornélien, cela va de soi, sinon je n’aurais rien à raconter.

Durant la pandémie, mon frère aîné, Saïd le bienheureux, s’est lancé dans la permaculture. Il essaie de faire pousser les légumes qu’il aime. Et je dois dire qu’il y arrive. Ça doit donc être plus facile que l’on croit. Chaque semaine il disparaît et revient avec des paniers où s’entremêlent les odeurs d’herbes aromatiques et de légumes frais.

Il est fier de ses tomates, de ses pommes de terre, de ses aubergines et de ses salades. Il y a quelques mois, il est arrivé avec une dizaine de citrouilles, que nous avons dû offrir autour de nous, ne serait-ce que pour éviter de crouler sous leur poids. En ce moment ce sont les cardons, les petit-pois et les fèves. N’aimant ni l’oignon, ni le poireau, il les laisse pousser tranquillement, en se focalisant sur les radis et les carottes.

Qui aurait pu se douter que ce hobby deviendrait un investissement rentable et vital et qu’il nous permettrait d’affronter cette crise insidieuse nommée inflation ?

Si la mondialisation nous impose une certaine dépendance, la cupidité n’est tout de même pas loin. C’est elle qui anime plusieurs commerçants avides de ne pas rater l’occasion d’augmenter leurs revenus, même s’il faut saigner son prochain sans vergogne.

Au moment où le prix de l’oignon frise les 20 dirhams, suivi de près par la pomme de terre et les tomates, faire ses courses relève de l’activité de luxe et exige des arbitrages de haut vol.

S’y ajoute le prix du carburant qui, à lui seul, contribue davantage à l’amélioration de la qualité de l’air que toutes les injonctions du GIEC et des écolos du monde entier. On y réfléchit à deux fois avant de faire tourner son moteur pour aller rendre visite à tonton Taieb ou à Lalla Fakhita.

Chaque passage à la pompe mérite mûre réflexion et simulations. Parce qu’il s’agit maintenant de décisions d’investissements, plus que d’anodins gestes de consommation.

Aux prix affichés, qui semblent me narguer, je me demande si la monnaie locale a été subrepticement dévaluée pendant mon sommeil ou si ce ne serait pas une blague du 1er avril jugée tellement drôle par les distributeurs et commerçants, qu’ils ont décidé de faire durer la plaisanterie.

Grâce au fournisseur bio de la famille, nous mangeons, avec un brin de culpabilité, des produits de qualité sans trop nous soucier de la fluctuation du prix des légumes sur les étals des marchés. Mais qu’en est-il des autres ; de nos amis, de ceux que l’on ne connaît pas, de nos concitoyens et de nos hôtes venus ici pour échapper à la misère dans leur pays ? Qu’en est-il de la solidarité et de la justice sociale ?

Pour chaque 14 dirhams, je dois au choix, les garder pour une éventuelle urgence, les utiliser comme amorce d’un crédit à la consommation ou les dépenser dans un litre d’or noir.

Vu que mes chances de convaincre ma banque de me fournir en carburant et en victuailles sont nulles, il ne me reste que deux options.

14 semble être le nouvel étalon. D’ailleurs, peut-être verra-t-on bientôt fleurir des pièces ou des billets de 14 dirhams.

En attendant, m’est venue l’idée d’aller proposer un troc à mon pompiste préféré. Un kilo de belles tomates sans OGM, cœur-de-boeuf, bigarrée, jaune, poire, précoce, cerise, ou orange, contre un litron d’essence, sans plomb bien entendu. A moins qu’il ne préfère les aubergines ou les courgettes. Je pourrais également me reconvertir et proposer à mes collègues des paniers hebdomadaires, sans me faire prendre par le comptable qui trouverait certainement un lien entre cette activité de survie et le détournement de fonds dont serait potentiellement victime notre entreprise.

Seulement, je ne suis pas doué pour le commerce et je préférerais de loin partager les beaux légumes de mon frère avec ceux qui en ont besoin que de m’enrichir sur le dos de la misère des autres.

En attendant, je regonfle les pneus de mon vélo et retourne hiberner en espérant retrouver un monde moins farfelu à mon réveil.

Né en 1966 à Casablanca, Saâd A. Tazi est anthropologue de formation. Sa pratique de la photographie se confond avec les premiers appareils de son adolescence. Après de nombreuses années passées en France et aux Etats-Unis, il revient dans son pays natal, dont la diversité est un terrain de jeu exceptionnel pour les amoureux de la lumière.

Auteur de plusieurs livres et d’expositions au Maroc et à l’international, il continue à découvrir et partager la beauté de notre petite planète