Migration : comment les ONG internationales redessinent la politique marocaine

Avatar de Ilyasse Rhamir
Temps de lecture :

Migration : comment les ONG internationales redessinent la politique marocaineIllustration avec un zodiac en pleine mer © DR

A
A
A
A
A

Alors que Rabat revendique une politique migratoire humaniste et souveraine, une enquête de Migrapress révèle l’emprise persistante des ONG internationales dans la gestion des programmes financés par l’Union européenne. Un système où les acteurs marocains sont cantonnés à des rôles secondaires, malgré leur connaissance fine du terrain.

Depuis plus d’une décennie, la politique migratoire marocaine s’inscrit dans un cadre de coopération étroite avec l’Union européenne. Officiellement pensée comme un partenariat « équilibré », cette relation repose sur un flux financier considérable, orienté vers la gestion des frontières, l’assistance aux migrants et l’appui institutionnel. Mais derrière cette façade consensuelle, une autre réalité s’impose : celle d’une gouvernance largement façonnée par des organisations internationales, au détriment des structures nationales et locales.

Un rapport de Migrapress, signé par le chercheur Hassan Bentaleb en 2025, met en lumière les mécanismes qui reproduisent ce déséquilibre et interrogent la souveraineté marocaine en matière de migration. À travers une analyse minutieuse du fonctionnement des financements européens, il décrit un modèle où les ONG internationales contrôlent la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des projets, reléguant les associations marocaines au second plan.

Lire aussi : Le Maroc au cœur des routes migratoires

L’hégémonie des ONG internationales : une machine bien rodée

À partir de 2014, avec l’accélération de la coopération migratoire entre Rabat et Bruxelles, l’UE a imposé un modèle opérationnel dominé par les grandes agences internationales. L’OIM, le HCR et des consortiums européens spécialisés se sont rapidement positionnés comme les interlocuteurs privilégiés de la Commission européenne. Leur maîtrise des procédures administratives, leur capacité logistique et leur réputation internationale leur confèrent une position dominante dans la compétition pour les financements.

Les montants en jeu sont faramineux : 234 millions d’euros ont été injectés entre 2015 et 2021 via le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique. Et pour la période 2021-2027, Bruxelles a prévu une enveloppe de 500 millions d’euros. Pourtant, une grande partie de ces ressources est canalisée à travers des mécanismes centralisés qui privilégient des opérateurs internationaux déjà rompus aux logiques européennes.

Dans ce système, les ONG internationales ne sont pas seulement bénéficiaires : elles en structurent les règles. Elles décident des priorités, des indicateurs de performance, des zones d’intervention et même des méthodologies d’accompagnement. Leur rôle dépasse donc largement la simple exécution : elles façonnent l’architecture globale de la politique migratoire financée par l’Europe.

Migration interne : l’herbe plus verte ailleurs ?

Les ONG marocaines confinées à des rôles subalternes

Face à cette mécanique bien huilée, les organisations marocaines peinent à se frayer un chemin. Leur participation est souvent limitée à des tâches d’exécution : animation d’ateliers, encadrement social, accompagnement juridique, campagnes de sensibilisation ou suivi des retours volontaires. Elles n’ont que rarement accès aux phases stratégiques de conception ou d’évaluation des projets.

Un dirigeant associatif marocain, cité dans le rapport Migrapress, décrit un système « en apparence ouvert » mais verrouillé par des pratiques implicites : « Derrière des procédures standardisées, les relations de pouvoir redéfinissent les contours du partenariat ». Les conventions signées avec les ONG internationales sont strictement encadrées, laissant peu de latitude aux structures locales pour adapter les actions aux réalités du terrain.

Le problème est aussi structurel : les critères imposés par l’UE excluent de fait la majorité des associations nationales. Les exigences de solvabilité, la capacité à gérer des budgets importants ou la maîtrise des normes comptables européennes constituent autant de barrières qui rendent l’accès aux fonds pratiquement impossible pour la plupart des acteurs marocains, souvent de petite taille.

Cette marginalisation prive la politique migratoire d’une ressource essentielle : l’expertise fine des acteurs de terrain, qui connaissent mieux que quiconque les besoins, les dynamiques sociales et les tensions qui traversent les communautés migrantes et locales.

Les migrants pris en otage entre la fermeture des frontières et le manque d’un modèle d’intégration

Une gestion technicisée, éloignée des réalités humaines

Le rapport met en cause une vision avant tout technocratique de la migration, façonnée par les logiques administratives de l’UE. Les projets sont structurés à partir de cadres logiques rigides, dictés par des indicateurs quantitatifs. Les migrants y apparaissent comme des chiffres à renseigner plutôt que comme des personnes aux trajectoires complexes.

Cette standardisation conduit à une forme de déshumanisation. Les résultats attendus sont souvent réduits au nombre de bénéficiaires rencontrés, de sessions tenues ou de retours volontaires organisés. « Les migrants deviennent des unités statistiques destinées à alimenter les tableaux de bord », souligne le rapport.

Cette logique se manifeste également dans la répartition géographique des financements. Les fonds sont majoritairement affectés aux zones frontalières comme Oujda, Nador ou Tanger, considérées comme prioritaires pour les objectifs sécuritaires européens. Pendant ce temps, les villes où les migrants s’installent durablement (Casablanca, Rabat, Fès ou Marrakech) restent largement sous-financées, malgré les défis d’intégration qu’elles affrontent.

En privilégiant la gestion des flux plutôt que la construction de solutions durables, ce modèle technicisé passe à côté de dimensions essentielles : la formation, l’emploi, l’accès aux services publics, la cohabitation urbaine ou encore le soutien psychologique.

Une coopération marquée par l’opacité et les zones grises

L’un des points les plus sensibles soulevés par Migrapress est le déficit de transparence qui entoure l’utilisation des fonds européens. Les montants engagés, les critères d’allocation, les dépenses exactes et les résultats atteints restent difficiles à tracer, tant pour les chercheurs que pour les parlementaires ou les ONG marocaines.

Oxfam, cité dans le rapport, estime que plus d’un tiers des actions financées via l’Instrument de voisinage incluent des activités non éligibles à l’aide publique au développement, car orientées vers le contrôle de la mobilité ou le financement d’acteurs sécuritaires. Les critiques formulées par la Cour des comptes européenne en 2024 vont dans le même sens : le Fonds fiduciaire d’urgence privilégie trop souvent les approches sécuritaires au détriment de la protection et des droits humains.

Cette opacité alimente une suspicion persistante sur les véritables objectifs des programmes européens. S’agit-il d’appuyer l’intégration des migrants au Maroc, comme le suggèrent les discours officiels, ou de renforcer une stratégie de dissuasion et de contrôle à distance ?

OIM : « la migration n’est pas une crise, elle représente 4% du PIB mondial »

Le Maroc entre affirmation souveraine et dépendance structurelle

Face à ces dynamiques, les autorités marocaines tentent de reprendre la main. Depuis la mise en place de la Stratégie Nationale d’Immigration et d’Asile en 2014, Rabat affirme vouloir aligner les initiatives européennes sur ses priorités nationales.

« Le Maroc n’a pas besoin des financements européens, mais de leur expertise technique », confie un haut responsable cité dans le rapport. Cette déclaration traduit une volonté de rompre avec une logique d’aide conditionnée et de recentrer la coopération sur l’accompagnement des politiques publiques.

Concrètement, les autorités interviennent en amont pour orienter les projets, valider les agendas et encadrer les modalités de mise en œuvre. Elles refusent les programmes jugés intrusifs ou susceptibles de contredire les orientations de la SNIA. Le Royaume pratique une forme de « coopération filtrée », dans laquelle il reste l’interlocuteur unique et le décideur final.

Cependant, cette affirmation souveraine coexiste avec une dépendance structurelle aux financements, aux compétences et à l’appui institutionnel européen. Le défi réside donc dans l’établissement d’un équilibre entre autonomie politique et nécessité de ressources externes.

Migrations : l’Afrique en première ligne

Quel avenir pour le modèle marocain ?

Le Maroc et l’UE partagent un objectif affiché : favoriser l’intégration des migrants. Mais leurs motivations divergent profondément. Rabat cherche à prévenir les tensions sociales, stabiliser les parcours migratoires et valoriser la migration comme levier économique. L’UE, quant à elle, voit dans l’intégration au Maroc un moyen de limiter les départs vers son territoire.

Cette divergence pèse sur la cohérence des actions menées. Le « modèle marocain », encore en construction, repose pour l’instant sur une mosaïque de projets pilotes, souvent fragmentés, rarement pérennisés et fortement dépendants des bailleurs.

Pour évoluer vers un système national intégré, il faudra non seulement renforcer la participation des acteurs locaux, mais aussi assurer un financement durable, clarifier les responsabilités institutionnelles et mieux impliquer les migrants eux-mêmes dans la conception des politiques qui les concernent.

Refonder la coopération sur l’équité et la transparence

L’analyse de Migrapress démontre l’urgence de reconfigurer la gouvernance migratoire au Maroc. La prépondérance des ONG internationales, combinée à une gestion technocratique et opaque, limite la portée des programmes actuels et fragilise l’appropriation locale. Si le Royaume affirme de plus en plus sa souveraineté, le rééquilibrage réel passe par une co-construction plus ambitieuse, plus transparente et davantage orientée vers les besoins humains plutôt que sécuritaires.

Sans une telle transformation, la coopération risque de demeurer un dispositif asymétrique, où les décisions se prennent loin des réalités du terrain et où les migrants deviennent des variables de gestion plutôt que les acteurs centraux des politiques qui les concernent.

Migration : le Maroc, point de départ… et de chute ! (Rapport)

Dernier articles
Les articles les plus lu
Lancement de la plateforme nationale de surveillance des décès maternels

Société - Découvrez la nouvelle plateforme pour le suivi des décès maternels, lancée par le ministère de la Santé à Rabat.

Mouna Aghlal - 20 novembre 2025
Le Procureur général du Roi communique sur les nouvelles dispositions du Code de procédure pénale

Politique - Le Procureur général du Roi présente des changements clés pour les parquets du Royaume. Découvrez les implications essentielles.

Mouna Aghlal - 20 novembre 2025
CNSS : lancement du contrôle de scolarité 2025-2026 pour les enfants bénéficiaires

Société - Les parents ou tuteurs doivent impérativement déposer un certificat de scolarité dans un délai d’un mois via le service en ligne « Taawidaty ».

Rédaction LeBrief - 20 novembre 2025
Vidéo virale d’un enfant agressé : le démenti de la DGSN

Société - La DGSN dément une vidéo montrant un enfant agressé, faussement attribuée à une école marocaine, et confirme qu’elle provient d’un pays asiatique.

Hajar Toufik - 20 novembre 2025
Affaire chlorure de potassium : carte de la transparence… ou diversion ?

Société - La tutelle plaide la pénurie de chlorure de potassium, l'opposition veut les détails de chaque appel d'offre octroyé par l'AMMPS.

Rédaction LeBrief - 20 novembre 2025
La coordination syndicale de la santé conditionne son retour au dialogue

Société - La coordination syndicale du secteur de la santé refuse toute rencontre avec le ministère tant qu’un calendrier précis n’est pas fixé pour valider les décrets liés à l’accord du 23 juillet 2025.

Ilyasse Rhamir - 19 novembre 2025
Voir plus
Manifestations de la « GenZ 212 » : 60 personnalités marocaines exhortent le Roi à engager des réformes profondes

Société - Soixante figures marocaines appellent le roi Mohammed VI à lancer des réformes profondes en phase avec les revendications de la jeunesse.

Hajar Toufik - 8 octobre 2025
Travaux : les Casablancais n’en peuvent plus !

Dossier - Des piétons qui traversent d’un trottoir à l’autre, des voitures qui zigzaguent… À croire que les Casablancais vivent dans un jeu vidéo, sans bouton pause.

Sabrina El Faiz - 12 avril 2025
Manifestations de la « GenZ 212 » : appel à boycotter les entreprises liées à Akhannouch

Société - Les manifestations de la « GenZ 212 », poursuivent leur mobilisation à travers un appel au boycott des entreprises liées à Aziz Akhannouch.

Ilyasse Rhamir - 7 octobre 2025
Mariages marocains : l’amour au prix fort

Société - Au Maroc, on peut rater son permis de conduire, son bac… Mais rater son mariage ? Inenvisageable !

Sabrina El Faiz - 23 août 2025
La classe moyenne marocaine existe-t-elle encore ?

Dossier - Au Maroc, pour définir le terme classe moyenne, nous parlons de revenus. Cela ne veut pourtant plus rien dire.

Sabrina El Faiz - 5 juillet 2025
Faux et usage de faux, la dangereuse fabrique de l’illusion

Dossier - Un faux témoignage peut envoyer un innocent en prison ou blanchir un coupable. Un faux diplôme casse la méritocratie. Un faux certificat peut éviter une sentence.

Sabrina El Faiz - 24 mai 2025
pub

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée Champs requis marqués avec *

Poster commentaire