Emploi, pauvreté, santé : tous vulnérables ?
Le Haut-Commissariat au Plan (HCP) publie ses dernières données sur la pauvreté multidimensionnelle et une chose peut déjà sauter aux yeux. Les chiffres ont bougé et plutôt dans le bon sens. Mais si la pauvreté recule sur le papier, comment se fait-il que le sentiment de pauvreté demeure et augmente même ?
Faisons un petit bon 10 ans en arrière. En 2014, le Maroc affichait un taux de pauvreté multidimensionnelle de près de 12%. Dix ans plus tard, ce chiffre a quasiment été divisé par deux, passant à 6,8% selon les dernières données du HCP. Une belle performance ? Oui, sans doute. Mais cette baisse cache-t-elle d’autres formes de précarité ?
Ne dépeignons pas un tableau macabre. Cette dernière décennie il y a quand même eu de véritables avancées sociales telles que la généralisation de l’AMO, les réformes de la protection sociale, l’expansion des programmes d’aide ciblée, l’augmentation de la scolarisation, l’amélioration de l’accès à l’eau potable et à l’électricité dans plusieurs régions… On revient de loin ! Le Maroc a fait en 10 ans ce que d’autres auraient fait en 50 ans. Mais comme pour le niveau d’eau, lorsqu’on parle de sécheresse, il faut voir d’où l’on vient, pour mieux juger les statistiques. Si l’on parle d’une augmentation de 100% sur une base de 0%… cela ne veut rien dire.
Alors, allons-y, pelle à la main, creusons dans ces chiffres. Tout d’abord, la baisse de la pauvreté a surtout profité aux zones urbaines. C’est un fait. En milieu rural, la réalité est évidemment différente, car près des trois quarts des personnes pauvres vivent à la campagne.
Et puis, il y a la pauvreté qui est moins visible, comme les emplois précaires, le chômage des jeunes diplômés, les inégalités d’accès à la santé de qualité, l’habitat insalubre… Ce genre de pauvreté ne se mesure pas dans les indicateurs, car même si un citoyen habite dans un lieu indigne, il n’en est pas moins considéré comme propriétaire !
Certes, la situation s’est globalement améliorée. Les politiques publiques ont changé d’échelle, l’État a mis le paquet sur la couverture sociale. Alors, faut-il se réjouir ? Oui, en partie. Mais sans tomber dans le triomphalisme.
Une décennie de progrès ?
Dix ans, c’est long et court à la fois. Entre 2014 et 2024, le Maroc a changé, et pas qu’en surface. Dans le fond, certaines transformations ont été profondes. En dix ans, près de 2,7 millions de personnes sont sorties de cette forme de précarité multiple.
Mais attention, nous ne parlons pas ici seulement de revenus. La pauvreté multidimensionnelle, c’est un concept plus large. Ça rassemble l’accès à la santé, à l’éducation, aux services de base, à un logement digne… C’est ce qu’on pourrait nommer grossièrement les conditions de vie et pas que ce qu’on a dans le porte-monnaie.
Donc dans le détail, la baisse a été visible en milieu urbain, où la pauvreté multidimensionnelle est tombée de 4,8% à 2%. Une performance, quand on connaît la pression sur les villes, l’exode rural, les tensions sur le logement, l’emploi… Côté rural, les chiffres sont moins joyeux : la pauvreté est passée de 17,7% à 12,3%. Un recul, certes, mais un recul dans une haute représentativité.
Ces dix dernières années, l’État a mis en place une série de mesures sociales. On pense bien sûr à l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), qui a été revue et renforcée, ou encore à la généralisation progressive de la couverture médicale via l’AMO. Des programmes comme Tayssir, qui soutient la scolarisation des enfants en milieu rural, ou l’élargissement de l’accès à l’électricité et à l’eau potable, ont, eux aussi, contribué à améliorer les conditions de vie.
En parallèle, les infrastructures se sont développées : routes, écoles, centres de santé. Moins d’abandons scolaires, plus d’enfants vaccinés, plus de femmes suivies pendant leur grossesse…
Alors oui, en dix ans, la pauvreté multidimensionnelle a reculé. Ce n’est pas une impression, c’est un fait. Le Maroc de 2024 n’a plus grand-chose à voir avec celui de 2014 sur ces aspects-là. Reste à savoir si ce mouvement va durer.
Pauvreté trop visible ?
Prenons le monde rural, par exemple. Oui, la pauvreté y a reculé. Mais elle reste presque six fois plus présente qu’en milieu urbain. Et ce n’est pas anodin. Dans certaines zones enclavées, l’accès à l’éducation secondaire est encore compliqué, les centres de santé sont loin ou mal équipés et les opportunités d’emploi hors agriculture restent quasi inexistantes.
Il suffit d’écouter ce que disent les gens dans les douars reculés du Moyen Atlas ou du Souss : « l’école est à une heure de marche », « il n’y a pas de médecin avant 30 kilomètres », « on n’a pas de réseau mobile pour joindre les secours ». Ces faits sont encore bien présents en 2024.
L’autre grande fracture, c’est celle des territoires. Si certaines régions comme Casablanca-Settat, Rabat-Salé-Kénitra ou Tanger-Tétouan-Al Hoceïma ont bénéficié d’investissements très importants, d’autres peinent à s’élever. C’est le cas de Fès-Meknès, de l’Oriental ou encore de Drâa-Tafilalet. Là-bas, les taux de pauvreté restent au-dessus de la moyenne nationale.
Et puis il y a les inégalités sociales. Car pendant que certains Marocains s’installent confortablement dans la classe moyenne émergente, d’autres luttent encore pour joindre les deux bouts. Le chômage des jeunes diplômés, notamment en milieu urbain, reste élevé. L’accès à un emploi stable, bien payé et avec couverture sociale est encore loin d’être garanti pour tous.
Un autre point à ne pas négliger : le coût de la vie. Ces dernières années, l’inflation a fait des ravages, surtout sur les produits alimentaires de base. Même si l’État a tenté de limiter la casse par des subventions, beaucoup de familles ont vu leur pouvoir d’achat se dégrader. Et cela crée un effet pervers. Des ménages qui étaient sortis de la pauvreté retombent dans la précarité à cause d’une hausse brutale des prix. L’accès aux soins, à une alimentation équilibrée ou à un logement digne devient alors plus difficile, même pour des foyers considérés comme « hors pauvreté » sur le papier.
On touche ici à une limite des indicateurs, car ils mesurent ce qui est visible et quantifiable, mais ils captent mal l’incertitude. Ce qui fait que beaucoup de Marocains, même s’ils ne sont pas « officiellement pauvres », se sentent toujours vulnérables. Ils vivent à la limite, un rien peut les faire basculer.
Améliorations inégales ?
8,9% des Marocains vivaient encore en situation de pauvreté multidimensionnelle en 2023. Ça veut dire quoi concrètement ? Que près d’un Marocain sur dix n’a toujours pas accès à plusieurs services de base à la fois. Et c’est sans compter les 38,2% qui sont considérés comme « vulnérables », autrement dit à deux doigts de retomber dedans.
Bon, d’accord, mais comment faire mieux ? Parce qu’à la veille de la CAN 2025 et du Mondial 2030, il ne s’agit pas de passer pour un pays qui a tout investit dans ses stades et oublié ses citoyens ! Parce qu’on ne peut pas se satisfaire de ces progrès tant que la pauvreté reste aussi tenace. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a une prise de conscience. Depuis quelques années, l’État semble vouloir passer à la vitesse supérieure. L’idée, c’est de couvrir tout le monde, assurance maladie obligatoire, allocations familiales, retraite, indemnités chômage… Un filet de sécurité pour éviter justement que les plus fragiles ne sombrent. Mais pour l’instant, le déploiement reste partiel. L’AMO pour les non-salariés a été lancée, mais la qualité des prestations est encore inégale et les remboursements parfois difficiles à obtenir.
Autre levier à ne surtout pas négliger, l’éducation. Le lien entre pauvreté et niveau d’instruction est direct. C’est bien connu. Selon les données du HCP, un adulte non scolarisé a trois fois plus de risques d’être pauvre qu’un autre ayant atteint le niveau secondaire. On le voit bien sur le terrain : là où les écoles sont absentes, mal équipées ou éloignées, la reproduction de la pauvreté d’une génération à l’autre est quasi automatique. Il faut donc investir massivement dans l’enseignement.
Même chose pour la santé. Tant qu’on n’a pas un système accessible et de qualité, la pauvreté ne pourra pas reculer. Aujourd’hui, selon l’enquête nationale sur le revenu des ménages, près d’un tiers des Marocains renoncent encore à se soigner faute de moyens. Et ça, ce n’est plus acceptable. Il y a eu des changements avec les hôpitaux de proximité, le déploiement du RAMED, devenu AMO-Tadamon, mais la qualité des soins reste inégale. On ne peut pas parler de justice sociale quand on doit choisir entre se soigner et nourrir ses enfants.
Et puis il y a l’emploi. Le grand nerf de la guerre. Un travail stable, digne, déclaré, c’est la clef pour sortir de la pauvreté. Or, le taux de chômage reste élevé, surtout chez les jeunes diplômés (près de 19% en 2023). Pire encore, beaucoup de ceux qui travaillent sont dans l’informel.
C’est honteux d’avancer des chiffres officiels qui sont faux et indigerables. Même dans la capitale et Casablanca, le taux avancé ne peut être appliqué. Faites un compte des mendiants, des gardiens de voitures, et … .