Aéronautique : comment éviter la fuite des cerveaux ?

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L’aéronautique face au défi du capital humain : entre formation, rétention et attractivitéLors d'un panel organisé en marge de la 8e édition de l'Aerospace meeting, le PDG de Safran met l'accent sur l'importance du capital dans le secteur de l'aéronautique © LeBrief

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En l’espace de deux décennies, le Maroc s’est imposé comme un acteur incontournable de l’aéronautique mondiale. Avec plus de 140 entreprises implantées, un tissu industriel en constante expansion et une main-d’œuvre jeune et qualifiée, le Royaume occupe aujourd’hui une position stratégique dans les chaînes de valeur internationales.

Derrière cette réussite se cache une volonté politique affirmée, appuyée par des investissements massifs dans les infrastructures, la formation et l’accompagnement des grands donneurs d’ordres comme Airbus, Safran, Pratt & Whitney ou encore Bombardier. Mais si la dynamique est réelle, elle demeure fragile. Dans un secteur où précision et sécurité ne tolèrent aucun compromis, le véritable moteur de croissance ne réside pas seulement dans les machines, les hangars ou les capitaux, mais dans le capital humain. Former des techniciens aux standards internationaux, retenir les talents face à la concurrence mondiale et offrir des perspectives de carrière attractives sont désormais les défis majeurs de l’industrie.

Un écosystème en pleine expansion

Selon les intervenants réunis lors d’une table ronde récente, l’industrie aéronautique marocaine compte déjà plus de 12.000 jeunes actifs sur le marché. « Ce qu’on fait avec l’Institut des métiers de l’aéronautique (IMA), c’est qu’on va chercher parmi ces jeunes les meilleurs profils, une quarantaine par promotion », explique Abdehafid Boufettal, dirigeant de Safran.

L’essor de l’écosystème s’est appuyé sur des partenariats structurants avec des institutions locales, telles que l’Office de la formation professionnelle et de promotion du travail (OFPPT). Mais le véritable catalyseur reste l’IMA, fer de lance de la montée en compétences. Son rôle ne se limite pas à la formation technique : il s’agit aussi d’inculquer une culture aéronautique, une vision de carrière et un sentiment d’appartenance à un secteur exigeant et porteur.

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Tous les industriels présents s’accordent à dire que la formation est au cœur de la bataille. Chez Pratt & Whitney, par exemple, le processus d’intégration peut durer jusqu’à 90 jours, avec un suivi personnalisé alliant apprentissage technique, développement des soft skills et e-learning. « La formation ne s’arrête pas après trois mois, elle se poursuit tout au long de la carrière », souligne Rokia Goudrar, directrice des ressources humaines chez Pratt & Whitney.

Safran, implanté depuis 25 ans dans le Royaume, souligne que l’activité MRO (maintenance, réparation et révision) ne peut être automatisée et nécessite donc une main-d’œuvre qualifiée. « Après six mois de formation, un technicien n’est pas encore prêt à intervenir sur un moteur », précise l’entreprise. L’industrie doit ainsi investir dans des parcours longs et coûteux, mais indispensables pour garantir la sécurité aérienne.

La fuite des talents : une réalité incontournable

L’une des préoccupations majeures reste la fuite des cerveaux. De nombreux jeunes formés au Maroc aspirent à rejoindre l’Europe, l’Amérique du Nord ou le Moyen-Orient. Pour les industriels, c’est une double perte : financière et humaine. « Si vous investissez deux ans dans un jeune et qu’il part ailleurs, tout le monde perd, y compris lui-même, car son objectif initial était de construire son avenir au Maroc », confie-t-on.

Faut-il pour autant chercher à freiner ces départs ? Les avis divergent. Certains y voient un problème à résoudre par une meilleure attractivité locale, d’autres une opportunité d’expatriation temporaire, suivie d’un retour au pays, à l’image de ce qui se pratique en Chine.

Au-delà de la technique, l’expérience collaborateur joue un rôle décisif. Airbus, présent au Maroc, applique le même modèle de développement des carrières qu’en Europe, en misant sur la mobilité, la qualité de l’onboarding et les valeurs de durabilité.

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De nombreux acteurs insistent sur la nécessité de moderniser les pratiques managériales. L’époque où un jeune devait patienter six ans sous la houlette des anciens avant d’espérer une promotion est révolue. « Il faut leur donner du sens, leur montrer qu’ils sont importants pour la compagnie et qu’ils ont un avenir », souligne Mickaël Bertrand, représentant d’Airbus au Maroc.

La qualité de vie au travail est également devenue un facteur de fidélisation. Clubs sportifs, activités collectives ou simple sentiment d’appartenance peuvent suffire à retenir un collaborateur, même face à des opportunités salariales plus attractives ailleurs.

Un secteur en tension

L’essor du marché illustre parfaitement cette tension. AeroTechnique, filiale d’Air France et de Royal Air Maroc, prévoit 200 recrutements supplémentaires, soit un doublement de ses effectifs. Mais comment absorber un tel choc lorsque les infrastructures (hangars, ateliers) sont limitées et que la formation d’un mécanicien compétent prend plusieurs années ?

La solution réside dans la réinvention des formations : plus courtes mais tout aussi rigoureuses, elles doivent s’accompagner d’une montée en compétences continue. « On ne peut plus attendre quatre à six ans pour qu’un mécanicien devienne pleinement opérationnel », reconnaissent plusieurs intervenants.

Dans ce cadre, l’État marocain joue un rôle structurant à travers des plans d’accélération industrielle et la création de pôles de compétitivité. Les partenariats public-privé avec l’Agence française de développement (AFD) et d’autres bailleurs viennent renforcer cette dynamique.

« L’approche du travail a changé depuis le Covid : les jeunes cherchent plus qu’un salaire, ils veulent être enchantés, avoir des perspectives », analyse Catherine Bonnaud, directrice de l’AFD Maroc. Si la formation et la rétention sont essentielles, l’innovation managériale est vue comme un levier complémentaire. Encourager l’intrapreneuriat, la prise d’initiative et la culture startup au sein même des grands groupes apparaît comme une piste crédible.

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« Ce qui retient les gens, ce sont leurs conditions de travail. Mais l’innovation participative, la possibilité de proposer des idées, ça aide aussi à créer un sentiment d’appartenance », résume un cadre du secteur.

L’aéronautique marocaine traverse une phase charnière. Le pays dispose d’atouts considérables : proximité de l’Europe, coûts compétitifs, infrastructures modernes et tissu industriel solide. Mais sans un investissement massif et continu dans le capital humain, ces acquis risquent de rester fragiles.

Former plus vite, fidéliser mieux et offrir de véritables perspectives de carrière : telles sont les conditions pour transformer l’écosystème actuel en un modèle pérenne et durable. Dans une industrie où la sécurité dépend du facteur humain, le Maroc a compris que l’avenir de son ciel se construit d’abord sur terre.

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