La classe moyenne marocaine existe-t-elle encore ?
Cette classe moyenne, c’est vraiment un mot fourre-tout. On en parle sur les plateaux télé, dans les enquêtes, au café du coin… Finalement, elle est réellement difficile à définir. Que reste-t-il aujourd’hui de cette fameuse classe moyenne ? C’est la question qu’on a posée au politologue et économiste Driss Aissaoui. Sa réponse a été sans détour, « elle est là, oui, mais elle ne va pas bien du tout ».
Le décor est planté !
La classe moyenne marocaine ne disparaît pas, elle se décompose. Driss Aissaoui explique que la classe moyenne est d’abord un genre de zone tampon. Un amortisseur. « C’est grâce à elle que les partis survivent, que les équilibres se maintiennent, que l’aumône se fait », dit-il.
Mais aujourd’hui, ce tampon lâche petit à petit. L’inflation a rongé le pouvoir d’achat. Le rêve de l’ascenseur social est resté coincé entre deux étages. Les jeunes de cette classe moyenne ne se reconnaissent plus dans aucun projet, ni économique, ni politique. Ils scrollent, ils s’expriment, mais ils ne votent plus. Ils regardent passer le Maroc des vitrines, celui des grands chantiers et des compétitions internationales, depuis leur réalité, faite de loyers qui explosent et de diplômes sous-cotés.
Débutons par les bases. Qu’est-ce que la classe moyenne ? C’est assurer les équilibres dans un pays pas toujours égalitaire. Pas assez pauvre pour être prise en charge. Pas assez riche pour profiter du système. Juste là, au milieu, la tête légèrement hors de l’eau.
Il n’existe pas de définition précise de la classe moyenne. Selon l’Observatoire des inégalités français, la classe moyenne représente la population située entre les 30% les plus pauvres et les 20% les plus riches. Selon L’Organisation de coopération de et développement économique (OCDE), la classe moyenne est représentée par les personnes ayant un revenu compris entre 75% et 200% du revenu médian (c’est-à-dire le revenu qui divise la population en deux parts égales).La Finance pour tous
Quand on parle de classe moyenne, on veut souvent parler de niveau de vie. Mais au Maroc, cette notion n’est pas toujours vraie. Le Haut-Commissariat au Plan (HCP) a proposé une définition en 2014 : font partie de la classe moyenne les ménages dont la dépense annuelle est comprise entre 7.000 et 27.000 dirhams par personne. Cela représentait alors 58,7% de la population, soit environ 19,7 millions de Marocains (13 millions en milieu urbain, 6,4 millions en rural). L’on remarquera que la définition est basée sur les dépenses, et non les revenus.
11 ans plus tard, la réalité a bougé. Les prix ont explosé. Le logement, l’alimentation, l’énergie, tout coûte plus cher. Celle qu’on appelait « classe moyenne » il y a une décennie, tend vers la pauvreté. C’est ce qu’on appelle l’illusion d’appartenance : des gens qui se croient encore au milieu, alors qu’ils ont glissé vers la précarité.
Certains économistes, comme Uri Dadush du Policy Center for the New South, proposent une autre méthode, plus large, en prenant comme critère les ménages disposant de 4 à 10 dollars par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat. Là aussi, le Maroc semblait en progression, car la classe moyenne est passée de 53% à 61% entre 2012 et 2019 (Policy Center, 2019).
Mais encore faut-il que ces 4 ou 10 dollars suffisent à vivre dignement. Ce qui n’est plus le cas.
Une classe qui amortit… sans amortisseur
Ce que rappelle Driss Aissaoui, c’est que la classe moyenne n’est pas qu’un segment économique. C’est aussi une fonction politique. « C’est la classe d’intermédiation », explique-t-il. En gros, c’est une classe qui tient debout à force de tenir les autres.
Elle paye les factures, l’école privée quand le public déraille, le médecin de quartier, le crédit voiture, le soutien scolaire… Elle n’est pas subventionnée. Elle n’est pas aidée. Et pourtant, c’est elle qui fait tourner le pays.
C’est aussi elle que les partis politiques visent pendant les élections. Elle qui lit les journaux (merci à vous chers lecteurs). Elle qui regarde les débats. Elle qui, quand elle le peut, envoie ses enfants à l’université. C’est une classe qui croit encore à l’ascenseur social, même si cet ascenseur est souvent en panne, disons-le franchement.
L’autre problématique, c’est que cette classe devient invisible dans les politiques publiques. Parce qu’elle ne manifeste pas. Parce qu’elle ne brûle pas de pneus. Parce qu’elle ne bloque pas les routes. Elle râle, elle soupire, elle s’endette, elle subit.
Elle est trop « riche » pour bénéficier des aides sociales (Ramed, Tayssir, AMO). Trop « pauvre » pour avoir accès aux produits de luxe, à l’immobilier sécurisé, aux écoles internationales…
Et surtout, elle est trop dispersée pour faire bloc. Elle est faite de petits fonctionnaires, de salariés du privé, de commerçants, de retraités, de freelances. Ils vivent à Salé, à Settat, à Safi, à Kénitra. Ils ne se connaissent pas. Ils n’ont pas de lobby. Et ils ne sont réellement défendus par aucun parti (sauf pendant les campagnes !)
L’enquête du HCP sur le niveau de vie des ménages (2022-2023) montre très clairement que le pouvoir d’achat a reculé. Le poids de l’alimentation dans le budget des ménages est passé à 38,2% (contre 37% en 2014) et celui du logement à 25,4%. Les dépenses dites « de confort » (loisirs, culture, vacances) chutent. La classe moyenne ne vit plus, elle survit.
Les inégalités se creusent aussi. L’indice de Gini, qui mesure les écarts de revenu, est passé de 39,5% à 40,5% en 10 ans. Et les 20% les plus riches consomment 48,1% du total, contre 6,7% pour les 20% les plus pauvres (HCP, 2023). Les écarts sont gigantesques et la classe moyenne se retrouve au milieu… de nulle part.
Le plus grave peut-être, c’est que cette classe perd confiance. En elle-même, d’abord. Et dans le pays, ensuite. Elle ne sait plus si elle est en haut ou en bas. Si elle est protégée ou abandonnée. Si elle doit fuir ou se battre.
L’inflation : un loup déguisé en chaperon rouge
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Après deux années de flambée des prix, l’inflation s’est un peu calmée en 2023 (plus 6,1% en moyenne, contre plus 6,6% en 2022), mais ce « ralentissement » n’est vraiment pas visible. Les prix alimentaires restent très volatils, sous l’effet de la sécheresse, de la flambée des coûts d’irrigation et de hausses massives. Entre avril 2022 et avril 2023, les denrées ont pris 25,8% dans certaines villes comme Tanger. Et en 2025, selon le HCP, l’inflation est remontée à plus 2,2% au 1ᵉʳ trimestre, principalement à cause de l’alimentation (+3,7%) et des biens non alimentaires (+1,1%).
Pour les ménages, entretenir une voiture, envoyer les enfants à l’école privée, économiser pour une réparation, une maladie ou un voyage… tout devient plus compliqué. L’enquête HCP sur le niveau de vie (2022-2023) montre que 38% du budget va à l’alimentation, un record, alors que le logement + énergie atteint 25%. On en est à se demander ce qui reste pour le reste ?
Avant, les Marocains de classe moyenne payaient pour l’éducation, la santé, un peu de loisirs. Aujourd’hui, l’idée même de s’offrir un ciné ou un restaurant est un luxe discutable. Sans parler des comptes épargnes qui n’existent plus. Plus aucun filet de sécurité !
Lire aussi : Ramadan et inflation : le citoyen mis à mal
Parallèlement, le chômage stagne à un niveau élevé avec environ 13% en 2023, grimpé à 13,3% en 2024. En chiffres, 1,63 million de personnes sans emploi, dans un pays de 37 millions.
Le chômage des jeunes, on en parle ? 36,7% pour les 15‑24 ans, 19,6% pour les diplômés, 19,4% pour les femmes. Ce sont des chiffres de crise. En 2023, les diplômés chômeurs représentaient 25,9% du total, un record en 18 ans.
Le malaise se fait sentir aussi dans l’accès aux services. Plus d’un ménage sur quatre aujourd’hui doit rogner sur la santé, l’éducation privée ou les loisirs.
« La classe pauvre avait un plan B. La classe riche a ses bénéfices. La classe moyenne, elle, a tout perdu ».
Le gouvernement de Aziz Akhannouch l’a bien compris, ou prétendu comprendre. Promesses : un million d’emplois nets, une classe moyenne agricole, un Etat social. Mais les chiffres sont contre lui avec une destruction de 300.000 emplois en 2022, pauvreté remontée aux niveaux de 2014, chômage record…
Logement pas si social
En 2025, six à neuf milliards de dirhams seront investis pour lancer 2 millions de logements sociaux, notamment pour les ménages à revenus moyens.
Excellent sur le papier. Mais la réalité n’est pas la même. Ces projets visent essentiellement à combler un manque, voire à vider les « karyan ». Ils ne garantissent pas l’accès à un habitat décent et abordable pour les classes moyennes déjà fragiles.
Carrières Centrales Casablanca, construites en 1952 par les architectes Georges Candillis, Shadrach Woods et Alexis Josic © Archives
Prenez Carrières Centrales à Casablanca : un joyau architectural moderne de 1952, conçu pour la classe ouvrière. Aujourd’hui, il est en marge des politiques urbaines actuelles et ses habitants renient l’image de « maison modèle ».
À Rabat, la vallée du Bouregreg a été réorganisée : marina, bibliothèque nationale, théâtre, musée… De là, les citadins de la classe moyenne observent et se demandant si tout cela est pour eux. Car les appartements sont chers, les accès filtrés et les symboles de richesse trop visibles.
Un rapport de l’OCDE (mars 2025) alerte sur la gouvernance urbaine qui est souvent cloisonnée, non participative, injuste, avec des œuvres pensées par des experts en vase clos, sans réelle concertation avec les usagers.
Le déficit de 400.000 logements abordables existe toujours. Pourtant, les prix immobiliers grimpent, portés par les coûts des matériaux et la spéculation.