Lundi, c’était le blackout total en Espagne, au Portugal et… au Maroc. Non au Maroc ce n’était pas total. Les abonnés Orange ont souffert plusieurs heures, sans connexion, sans télévision, sans téléphone… De quoi devenir fou. Mais qu’ont-ils fait pendant des heures ? Ont-ils ouvert un livre ? L’occasion pour nous de nous demander si le monde est en pleine aliénation, ou s’il se soumet volontairement à une IA qu’il fortifie de jour en jour ? Sommes-nous toujours aptes à penser par nous-mêmes ?

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Entre les allées bondées et le bruissement des pages, s’est tenu le Salon international de l’édition et du livre 2025, à Rabat. Si cette édition a de loin été la moins spectaculaire, tenue au niveau de la capitale, elle n’en demeure pas moins la plus riche en conférences. Ah oui, pour cela, il y en avait à chaque heure de la journée. Les salles ne se vidaient plus sans parler des stands qui organisaient leurs propres rencontres.

C’est là que s’est introduit tout doucement cette problématique, un voyage au cœur de nos inquiétudes, là où écrans, intelligence artificielle et esthétique tentent de dialoguer ensemble, tout en évitant de s’affronter.

Sous la modération de Abderrahmane Aït El Zen, Moulim Laaroussi, Marcel Khalifé et Mohamed Noureddine Affaya ont mis en évidence la « nécessité de changer et de s’adapter » face aux innovations qui redessinent la géographie du pouvoir et le paysage de l’âme. L’on ressentait un genre d’hymne de résistance contre l’écœurement ambiant. Ce dernier s’adresse en premier lieu à l’inquiétude que provoque l’intelligence artificielle sur son passage. La philosophie comme refuge pour penser autrement l’aliénation et refuser la servitude volontaire que nous tendent les algorithmes. Quand Marcel Khalifé évoque « cet espèce de doute fertile » qui nourrit la création, et que Laaroussi plaide pour un art capable de « reconquérir la conscience de soi », on prend la mesure du problème, le monde se défait et le numérique avance.

« Si l’IA écrit mieux que moi, aurais-je encore envie d’écrire ? », Laurent Gounelle (Interview)

À peine la poussière des débats retombe-t-elle qu’un autre plateau se met en place : Laurent Gounelle, invité phare de Rabia El Gharbaoui, chroniqueuse à 2M, coach en PNL et spécialiste en performance personnelle et professionnelle, s’entretient sur la scène voisine. On y parle données et émotions, statistiques et récits. 5 heures 53 passées devant les écrans chaque jour par le Marocain moyen, contre à peine deux minutes offertes au livre. Ca promet. De ces chiffres, Gounelle tisse un plaidoyer pour la lecture active : « Donner aux jeunes la permission de choisir, d’abandonner un titre qui ne les touche pas et de se laisser emporter par l’aventure d’un roman », propose-t-il. À leurs côtés, enseignants, bibliothécaires et parents apprennent qu’il n’est plus question de faire goûter la « haute littérature » comme on administre un remède amer, mais de semer l’amour des histoires dès la plus tendre enfance.

Programmation ramadanesque ou la fabrique de l’idiotie

La guerre de l’attention

Mettons-nous en situation. Imaginez un instant qu’à chaque fois que vous scrollez sur votre fil d’actualité, qu’un Like surgit ou qu’un adversaire virtuel tombe sous vos clics, votre cerveau libère une bouffée de dopamine. Cette molécule du plaisir agit comme un appel irrésistible à recommencer… encore et encore ! Comme l’a exposé Laurent Gounelle, les plateformes ont conçu « un modèle économique » fondé sur la fixation de l’attention, une sorte de guerre pour capter, détourner et retenir chaque pensée, chaque seconde disponible.

Donc cette addiction à l’écran, a débuté il y a déjà plusieurs années. Une programmation savamment préparée. Viennent ensuite l’intelligence artificielle et les algorithmes, qui, loin de se contenter de filtrer nos contenus, sculptent aussi nos désirs et orientent nos décisions. Et là, il y a à boire et à manger. Que l’on emprunte un itinéraire conseillé par un GPS, que l’on choisisse un restaurant sur la base d’avis en ligne ou que l’on opte pour un film parmi mille suggestions, nous déléguons peu à peu notre libre-arbitre à des logiques invisibles. « Nous abandonnons notre pouvoir de décision », soulignait Gounelle, convaincu que, sous couvert d’optimisation, l’IA nous éloigne de nos propres préférences.

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Il s’agit en fait d’une accumulation d’interruptions choisies, qui réduit notre capacité à mener une réflexion continue, sans déconcentration. Marcel Khalifé l’a rappelé : « les médias sociaux et l’intelligence artificielle sont comme des meules qui écrasent la vivacité de l’esprit ». En quelques secondes, l’écran nous invite à passer d’une émotion à une autre, d’un sujet à l’autre, sans répit ni approfondissement. Contrairement à la génération précédente, le jeune lecteur, est dès sa naissance confronté à la tentation de l’abandon de la concentration. Il est donc privé de l’espace mental indispensable à la critique et à la création. Et dire que nous pensions que toute cette génération était hyperactive !

C’est ce trio incroyable, à savoir dopamine, algorithmes et fragmentation, qui forge peu à peu la matrice de notre aliénation digitale.

Beauté Vs impuissance

Et si justement toute la beauté venait de l’impuissance ? Prenons un moment pour y réfléchir… Impuissance… ce mot si disqualifiant pourrait être mal perçu. Pourtant, quand Khalifé évoque la « بلاغة القلق », il ne célèbre pas le tourment pour lui-même, mais la force qu’il dissimule de susciter une création nouvelle et libératrice. Dès lors, la simple lumière d’un tableau ou la vibration d’une corde de oud suffisent à suspendre le stress des notifications. « Le doute n’est pas un obstacle, c’est un moteur de création », affirmait Khalifé. Selon lui, la singularité du geste humain peut faire fi des formules algorithmiques. Là où l’IA calcule, l’artiste vibre. Ce que l’IA percevrait comme imparfait, ou Error 404, est justement l’expression même de la pensée et de l’émotion. Elle échappe à toute programmation.

Réconcilier jeunesse et lecture

SIEL 2025 Lebrief

Cette année au SIEL 2025, l’attraction jeunesse était dédiée aux Schtroumpfs © LeBrief

Et puis, le beau, l’esthétique tissent du lien. Rabia El Gharbaoui rappelait comment TikTok, avec son hashtag #BookTok, a rassemblé des millions de lecteurs en ligne, générant plus de 200 milliards de vues, a transformé la lecture en une expérience collective et interactive. Dans ces cercles virtuels, chacun partage ses lectures et trouve la force de rester attentif. Une sorte de Book Club géant en ligne, où chacun encourage l’autre à terminer sa lecture, afin d’en partager les bienfaits.

À vrai dire, il était temps ! Selon l’étude Africascope Maghreb 2024, citée plus tôt, le Marocain passe en moyenne 5 heures 53 minutes par jour à consommer des médias (télévisions, réseaux sociaux, applications, jeux) tandis que le temps consacré à la lecture de livres se limite, en moyenne, à… deux minutes quotidiennes. Le bon côté, c’est que le chiffre annoncé l’année dernière n’a pas baissé. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il est resté inchangé !

Deux minutes de silence pour la lecture au Maroc

La gratification immédiate, procurée par chaque notification ou swipe, offre à son cerveau une succession de décharges de dopamine, là où la lecture réclame patience, résilience et effort. Le livre devient alors, non plus une échappée belle, mais un objet d’effort, parfois perçu comme un rempart contreproductif à l’immédiateté du numérique.

C’est précisément à cet endroit que s’ancre l’intervention de Laurent Gounelle. Face à ce constat, l’auteur ne prône ni la diatribe pure et simple contre les écrans, ni la nostalgie désabusée d’un âge d’or perdu. Il propose un autre récit : celui de la lecture active, choisie, consentie. Pour « accrocher » le lecteur en herbe, Gounelle suggère de lui donner « la permission d’abandonner un livre » après un seuil minimal, trente ou quarante pages, par exemple, afin de ne pas le dissuader par la frustration.

Le but est de lui laisser découvrir, parmi la profusion actuelle d’ouvrages jeunesse, ceux qui résonnent avec son imaginaire, plutôt que de tenter de l’astreindre dès le départ à des « classiques » imposés. Un récit qui n’est pas sans faire écho à La librairie de la place aux herbes, d’Eric de Kermel, qui était d’ailleurs présent au SIEL 2025. 

Avant même que l’enfant ne maîtrise la langue écrite, il faut l’initier au sens des récits et des formes. Laurent Gounelle confiait comment, avec son épouse, ils ont offert à leurs filles le goût de la lecture en leur lisant chaque soir « deux ou trois minutes » d’histoires, transformant ce rituel en voyage sensoriel.

Comprendre le « régime de la dopamine » et le fonctionnement des algorithmes n’est plus un luxe, c’est devenue une nécessité civique. Des modules de « citoyenneté numérique » devraient donc voir le jour, dès le collège, pour décrypter le pouvoir des plateformes.

Et puis, n’oublions pas que chacun a son propre style. Il est vain de détourner les usages numériques, mieux vaut les investir. Les livres audio, dont le marché croît de plus de 20% par an, ou les communautés de #BookTok qui ont généré plus de 200 milliards de vues, prouvent que la lecture peut se réinventer en ligne. Convertir un roman en podcast, inviter des lecteurs à échanger en temps réel sur leur ressenti, mêler texte, images animées et bandes sonores

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