En octobre 1956, à peine quelques mois après l’indépendance du Maroc, la ville de Meknès fut le théâtre d’une flambée de violence aussi soudaine que meurtrière. Ce qui devait être une manifestation de solidarité envers les leaders indépendantistes algériens, enlevés par la France, tourna au drame. Les affrontements, d’une brutalité inouïe, firent des dizaines de morts et marquèrent durablement les débuts fragiles du Maroc souverain.

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Le Maroc venait tout juste de recouvrer sa liberté. L’indépendance, proclamée officiellement le 2 mars 1956, restait en réalité en chantier. Les structures de pouvoir, les forces de sécurité et l’administration étaient encore largement partagées entre autorités marocaines et françaises. Dans ce climat de transition, la moindre étincelle pouvait rallumer les tensions héritées du protectorat.

Un accord diplomatique signé à Rabat le 28 mai 1956 devait encadrer cette période. Il engageait le Maroc et la France à ne pas mener d’actions contraires aux intérêts de l’autre. Mais la guerre d’Algérie, déclenchée en 1954, allait vite rendre ce pacte caduc. Le peuple marocain, solidaire de la lutte du Front de libération nationale (FLN), offrait un soutien logistique et moral aux combattants algériens. Des bases du FLN existaient d’ailleurs sur le sol marocain, tandis que près de 80.000 soldats français y demeuraient encore.

L’enlèvement de Ben Bella : l’étincelle

Le 21 octobre 1956, un événement fit exploser les tensions régionales. Le détournement par la France d’un avion transportant les chefs du FLN, dont Ahmed Ben Bella, en route du Maroc vers la Tunisie. L’arrestation des dirigeants algériens fut vécue à Rabat, Casablanca et Meknès comme une humiliation nationale. Pour beaucoup, c’était une provocation directe, un affront à la souveraineté du Maroc, qui avait servi d’escale à l’avion.

Les réactions furent immédiates. L’Istiqlal, l’Union marocaine du travail (UMT) et l’Armée de libération nationale (ALM) appelèrent à des manifestations de protestation dans tout le pays. A Meknès, où la présence militaire française restait particulièrement dense, le climat était explosif.

Octobre 1956 : les massacres de Meknès

En 1956, Meknès comptait environ 142.000 habitants, plus de 100.000 Musulmans, 13.000 Juifs et 21.000 Européens, dont une majorité de colons français. La ville, marquée par son histoire militaire, abritait la plus importante garnison du pays, 8.000 soldats français, et la célèbre école d’officiers du Dar El Beïda. Les casernes occupaient une part considérable du tissu urbain, accentuant la cohabitation tendue entre Marocains et colons.

S’ajoutait à cela un lourd passé puisque quelques mois plus tôt, en juillet 1955, 15 Marocains avaient été tués par les Groupes spéciaux de protection (GSP) lors d’une visite du résident général Gilbert Grandval. Cet épisode sanglant avait laissé dans la mémoire locale un sentiment d’injustice et de rancune.

Une manifestation qui tourne au drame à Meknès

Le 23 octobre 1956, le gouverneur de Meknès, Si Jenane, autorisa une manifestation de protestation. Dès la matinée, des cortèges sillonnèrent la médina, appelant à la grève. Les commerces fermèrent, les ouvriers quittèrent les chantiers et la foule, estimée à plusieurs milliers de personnes, afflua vers la ville nouvelle.

Vers midi, la tension monta d’un cran. Des vitres furent brisées, quelques véhicules incendiés et la panique gagna le quartier juif du mellah, dont les habitants se réfugièrent dans les camps militaires français. A 13 heures, les cortèges commencèrent à se disperser, mais la colère n’était pas retombée.

L’après-midi, alors que l’UMT tenait un meeting au stade Poeymirau, des attroupements reprirent dans la ville nouvelle. Vers 16 heures, un coup de feu éclata et tua un garde municipal marocain, Abdesslem Messkaldi, ancien membre de l’Armée de libération. L’origine du tir demeure floue, accident, tir français ou bavure policière ? Quoi qu’il en soit, l’événement mit le feu aux poudres.

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En quelques heures, la manifestation dégénéra en émeute. Des Européens furent pris à partie dans les rues. Les véhicules étaient renversés, les maisons attaquées. Au poste de Bar Baroud, 6 policiers français furent tués par leurs collègues marocains avant d’être lynchés par la foule. Leurs corps furent brûlés et jetés dans les réservoirs du bassin de l’Agdal. Le chaos s’installa.

L’armée française, appuyée par des troupes marocaines, intervint à partir de 17 heures pour reprendre le contrôle de la ville. Un couvre-feu fut décrété dès 20 heures. Le bilan officiel, établi uniquement à partir de sources françaises, fit état de 29 Européens tués (dont 23 Français), 2 Marocains morts et plusieurs dizaines de blessés. La presse de l’époque, notamment Paris-Match, parla d’une « Saint-Barthélemy marocaine ».

La contagion dans les campagnes

La nuit du 23 au 24 octobre vit les violences gagner les campagnes environnantes. Des fermes appartenant à des colons furent incendiées, des routes coupées. En 6 jours, 11 Européens furent tués et plus de trois cents bâtiments détruits ou endommagés. La moitié des colons des environs se réfugièrent en ville, accentuant l’atmosphère d’état de siège.

Face à l’ampleur du drame, le général Cogny prit le contrôle de la ville nouvelle dès le 24 octobre. Les troupes françaises patrouillaient les rues, tandis que le gouvernement marocain, encore en construction, paraissait débordé. Le 27 octobre, Rabat nomma un gouverneur militaire spécial, le général Driss Ben Omar, pour rétablir l’ordre. Les patrouilles françaises furent limitées, un millier de personnes arrêtées et le grand bidonville de Rhas Agill rasé début novembre.

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Pour calmer les tensions diplomatiques, un tribunal militaire spécial fut institué. Ses audiences, tenues entre décembre 1956 et mars 1957, aboutirent à une dizaine de condamnations à mort et à plusieurs peines de prison. Mais la France jugea la répression trop clémente, car seules 3 exécutions eurent lieu, sans lien direct avec les événements de Meknès.

Par la suite, les massacres d’octobre 1956 provoquèrent un exode massif des colons européens de la région. Pour beaucoup, cet épisode confirmait la fin inéluctable de la présence française au Maroc. Pourtant, sur le plan international, le drame passa presque inaperçu. L’attention du monde était tournée vers la crise du canal de Suez et l’insurrection de Budapest, deux événements importants qui éclipsèrent totalement la tragédie marocaine.

Voilà pourquoi, près de 70 ans plus tard, les massacres de Meknès demeurent absents de la mémoire collective. Ni commémoration, ni monument, ni reconnaissance officielle ne leur sont consacrés.

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