Chaque année, les téléphones sonnent et les premiers messages de Mabrouk Ramadan sont envoyés. Certains sont heureux de débuter ce mois de jeûne, d’autres, le sont, mais avec une pointe amère de nostalgie. « Avant, c’était mieux… », une phrase soufflée entre deux souvenirs, teintée de nostalgie, parfois même d’un soupçon de regret. Était-ce vraiment mieux avant, ou est-ce seulement dans nos souvenirs ? Analyse.

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Hier encore, j’avais 20 ans… Charles Aznavour nous aura marqué par ces paroles empreintes de nostalgie. Hier encore, le Maroc était autre. Hier encore, les scandales ne naissaient du prix d’une sardine, les dates de péremption n’étaient pas modifiées… Mais ça, c’était avant. Le Ramadan était-il plus chaleureux ? Où est-ce plus beau dans nos souvenirs ?

Retour en arrière.

Un mois avant l’arrivée du Ramadan, les hommes se rendaient aux souks, faire de grandes courses, les femmes s’affairaient en famille dans les cuisines, afin de préparer les mets à l’avance et dans la bonne humeur. À l’arrivée du Ramadan, les tables étaient pleines de bonnes choses, dont tout enfant marocain ne saurait rêver le restant de l’année. Ces petits rien, qui pourtant, étaient tout.

Pourquoi avoir cette impression persistante que le Ramadan d’antan était plus beau, plus chaleureux ? Est-ce une vérité objective ou un mirage façonné par la nostalgie ? Une mémoire collective et intime, entre traditions qui s’effacent, modernité qui redessine les habitudes des Marocains et ce besoin profond de renouer avec ce qui les a construits.

Coutumes marocaines, un héritage en péril ?

Des familles en perdition

Dans l’Histoire du Maroc, le mois sacré de Ramadan a toujours été synonyme de grandes tablées, de repas où deux assiettes étaient toujours ajoutées pour un invité de dernière minute. Dans les immeubles, les portes des maisons restaient entrouvertes, laissant s’échapper des effluves de harira et d’épices, et les rues résonnaient des rires des enfants jouant jusqu’à l’appel à la prière. Aujourd’hui, le décor a drastiquement changé. Non pas brutalement, mais subtilement, au fil des années. La vie moderne, avec ses contraintes et son rythme effréné, a transformé les traditions, modifié les habitudes et parfois, creusé un vide dans l’âme du jeûneur.

Les instants de bonheur partagés semblent plus rares. Les ftours sont planifiés tels des événements marketing de grandes envergures. Les emplois du temps sont coordonnés, les calendriers ajustés. Bref, une organisation militaire. Il n’y a plus autant de place pour l’imprévu. Les familles s’éparpillent, les amis sont souvent pris ailleurs et l’idée même de frapper spontanément à une porte sans prévenir semble presque déplacée. Pourtant, ce n’est pas le Ramadan qui a changé. Ce sont les Marocains.

Autrefois, les aînés avaient une place centrale sur la table. Avant le ftour ils racontaient leurs histoires, faisant rire, au passage, plusieurs générations à la fois. Outre ce souvenir, ils avaient une place à part, celle de sauvegarder les traditions. Ils veillaient à ce que chaque génération suive les pas de la précédente.

« Pour moi, le Ramadan, c’était avant tout la famille… Se retrouver autour de la table avec ma mère, mes frères, mes sœurs, c’était un rituel précieux. Mais avec le temps, ces moments se sont raréfiés. Il n’y a pas eu de dispute, pas de rupture… juste un éloignement, comme si l’habitude de se réunir s’était éteinte, doucement, avec les années », raconte Aziz, casablancais cinquantenaire à LeBrief.

« Je pense à ma grand-mère… Même âgée, elle reste l’incarnation du Ramadan. C’est mon premier Ramadan en Espagne, je ressens son absence comme jamais. Elle m’a toujours choyé, se levait chaque jour pour me préparer mes plats préférés. Et aujourd’hui encore, elle insiste pour qu’on m’envoie du Sellou, s’inquiétant chaque jour de savoir si le colis est bien arrivé. Ce n’est pas une question de nourriture… c’est tout un lien, la preuve que certaines choses existent encore », nous déclare Sami, étudiant en Espagne.

Le défunt roi Hassan II disait que le Maroc n’avait pas besoin de maisons de retraite, car ici, les grands-parents vivaient entourés de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Une occidentalisation empêcherait les jeunes de prendre soin des plus âgés. Ce n’est plus le cas, les aînés se retrouvent seuls, non pas par abandon, mais parce que les rythmes de vie ont changé, parce que les maisons se sont refermées, parce que la transmission ne se fait plus comme avant.

Familles marocaines : les grandes mutations

Entre gourmandise nostalgique et inflation

Le Ramadan, ce n’est pas seulement un mois de spiritualité et de partage, c’est aussi une période où chaque foyer marocain retrouve des saveurs qui lui sont propres. L’odeur du pain chaud qui s’échappe de la cuisine, la harira qui mijote doucement, les plateaux de pâtisseries soigneusement préparés… Mais aujourd’hui, ces scènes semblent appartenir à un autre temps. Entre la hausse des prix et les modes de vie modernes, beaucoup de ces rituels se perdent, et avec eux, un morceau entier de la culture marocaine.

Le Ramadan d’antan : un luxe aujourd’hui ?

Les familles, souvent prises par le travail, n’ont plus le temps de préparer autant de plats maison. Les chebakias sont achetés, les msemens commandés, il y a davantage de produits industriels dans les cuisines qui ont perdu l’authenticité des saveurs d’antan. Et même lorsque les citoyens veulent retrouver ces goûts, un autre obstacle s’offre à eux : le prix.

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Il y a quelques années encore, un ftour pouvait être copieux sans être un luxe. Aujourd’hui, même un aliment aussi simple que la sardine est devenue cher, au point de devenir un sujet de société. Si manger des sardines quotidiennement est devenu difficile, qu’en est-il des amandes pour le Sellou, du miel pour les chebakias ou du beurre pour le msemen ?

Au-delà du coût des ingrédients, c’est un autre aspect du Ramadan qui s’efface, le plaisir de préparer le ftour en famille. Autrefois, la cuisine était un espace de transmission, où les recettes se transmettaient de génération en génération. La fratrie s’animait, l’un au dressage de la table, l’autre à la préparation des jus. Les tâches étaient réparties et le ftour se vivait avant l’heure.

Les rituels religieux : un effacement progressif ?

Le Ramadan, ce n’est pas seulement l’alimentaire, c’est aussi, et avant tout, un mois de spiritualité, de rassemblement autour des prières nocturnes, de moments de recueillement… Mais là encore, quelque chose a changé.

« Je me souviens des Tarawih d’autrefois… Les mosquées étaient pleines à craquer, l’Imam récitait le Coran et tout le quartier vibrait en l’écoutant. On veillait, on priait ensemble, c’était un moment fort, sacré. Aujourd’hui, je vois bien que les choses ont changé. Beaucoup prient chez eux, d’autres ne prennent plus le temps d’aller à la Mosquée…», nous raconte Mustapha.

Autrefois, nul ne concevait un Ramadan sans partage. Les voisins échangeaient des plats, et veillaient à ce que personne ne rompe son jeûne seul. Aujourd’hui, ce réflexe de solidarité s’efface peu à peu. Chacun vit de son côté.

Nostalgie et éloignement

dr imane kendiliIl y a des odeurs, des sons, des sensations qui définissent le Ramadan. Le bruit des cuillères qui remuent le verre de café au lait, l’appel à la prière qui résonne dans la ville endormie, l’odeur du Shour qui s’échappe des maisons… Tout cela compose un tableau familier, rassurant. Mais pour ceux qui passent le Ramadan loin du Maroc, ce tableau est incomplet. Loin de la chaleur familiale, des traditions et des saveurs du pays, ce mois sacré se vit autrement. Interview avec Docteur Kendili, psychiatre et addictologue.

-LeBrief : Pourquoi avons-nous souvent l’impression que les Ramadans passés étaient meilleurs ?

-Dr Kendili : Le passé, lorsqu’il est raconté, est toujours plus doux qu’il ne l’a été. Les longues journées de jeûne sous la chaleur accablante sont oubliées, ne restent que les soirées illuminées par les lampes à huile, les plats mijotés avec amour, les rues où flottaient des senteurs épicées et sucrées, et ces rassemblements spontanés où les portes des maisons restaient toujours entrouvertes pour accueillir voisins et passants. Aujourd’hui, le rythme effréné impose de planifier chaque rencontre, de fixer des rendez-vous, d’accorder son emploi du temps à celui des autres.

-LeBrief : La nostalgie du passé est-elle un phénomène psychologique courant, notamment à l’approche d’événements marquants comme le Ramadan ?

-Dr Kendili : Chaque génération idéalise son passé, et cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un moment aussi structurant que le Ramadan. Car au-delà du jeûne et des prières, ce mois a toujours été un marqueur identitaire, un fil invisible reliant les générations entre elles. Il y avait des habitudes, des gestes répétés d’année en année : le bruit du pilon broyant les épices, les plateaux de pâtisseries soigneusement rangés dans le buffet, les longues discussions après le dernier verre de thé à la menthe. Le Ramadan était un rendez-vous où chacun retrouvait sa place, où le rôle de chaque membre de la famille s’inscrivait dans une continuité. Aujourd’hui, ces repères s’effacent doucement, non pas par abandon, mais par adaptation à un monde qui bouge. Les grandes tablées se font plus rares car la vie professionnelle impose d’autres contraintes. Les repas sont parfois pris en solitaire, le temps manquant pour les longs échanges d’antan. Pourtant, les traditions ne disparaissent pas, elles s’ajustent : si la famille ne peut plus se retrouver chaque soir, elle se regroupe en fin de semaine, si l’on ne partage plus un repas sous un même toit, on s’appelle en visio pour garder le lien.

-LeBrief : Dans quelle mesure le mode de vie moderne (travail, rythme effréné, réseaux sociaux) influence-t-il notre perception du Ramadan actuel ?

-Dr Kendili : Le rythme effréné de la vie actuelle modifie profondément la manière dont le mois sacré est vécu. Les anciens racontent qu’autrefois, tout s’arrêtait ou ralentissait, que l’on prenait le temps d’accueillir ce mois dans une atmosphère presque cérémoniale. Aujourd’hui, tout continue à la même cadence. On travaille jusqu’à la dernière minute avant l’iftar, on jongle entre obligations professionnelles et responsabilités familiales, on consomme des images de Ramadan plutôt que de les vivre pleinement.

Les réseaux sociaux, en particulier, ont façonné un nouvel imaginaire du Ramadan. Chacun y partage des instants soigneusement sélectionnés, créant l’illusion d’un mois où tout est parfait, où les tables sont magnifiquement dressées, où la ferveur spirituelle est omniprésente. Cette représentation embellie, parfois éloignée de la réalité quotidienne, renforce le sentiment que le Ramadan d’autrefois était plus authentique, plus vivant.

-LeBrief : Beaucoup de personnes ressentent plus de solitude aujourd’hui, même pendant le Ramadan. Quelles en sont les principales causes psychologiques et sociétales ?

-Dr Kendili : Il y a quelques décennies, il était impensable qu’une personne passe l’iftar seule. Quiconque se trouvait loin de chez lui recevait spontanément une invitation. Aujourd’hui, la solitude a pris une autre forme : elle n’est pas nécessairement physique, mais émotionnelle. Les distances se sont agrandies, non pas uniquement géographiquement, mais aussi dans les modes de vie. Les jeunes générations, absorbées par leurs écrans, ne vivent plus le Ramadan avec la même intensité communautaire. Les aînés, eux, voient leurs maisons autrefois bruyantes devenir plus silencieuses, les enfants ayant grandi et pris leur envol. Et pourtant, cette solitude n’est pas une fatalité. Ce mois a toujours été un temps de reconnexion, à soi, aux autres, à l’essentiel. Il offre l’opportunité de réinventer les liens, de recréer de nouvelles dynamiques familiales et sociales adaptées à notre époque.

-LeBrief : Comment peut-on combattre ce sentiment de nostalgie excessive pour mieux apprécier le présent ?

-Dr Kendili : Plutôt que de se laisser enfermer dans le regret du passé, pourquoi ne pas s’inspirer de ce qu’il avait de plus beau pour le transposer dans le présent ?

  • Resserrer les liens familiaux : Même si les emplois du temps sont chargés, instaurer au moins un soir par semaine où l’on se retrouve sans distractions numériques, où l’on recrée ces moments de partage.
  • Privilégier la qualité à la quantité : Si les iftars à vingt convives deviennent rares, veiller à ce que ceux passés en petit comité soient remplis de chaleur et d’authenticité.
  • Retrouver l’esprit du Ramadan au-delà des apparences : Ce mois ne se résume pas aux grandes tablées ni aux plats sophistiqués. Il est un moment de recentrage, où l’on peut choisir de réintroduire des habitudes simples mais porteuses de sens : préparer un repas en famille, transmettre une recette ancienne, partager un moment spirituel, donner à ceux qui en ont besoin.

 

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