Chaque année, ils envoient des milliards de dirhams, font tourner l’été des hôtels, réveillent les ports de Tanger à Algésiras, alimentent le marché immobilier et, malgré les kilomètres, tiennent bon le fil qui les relie à leur pays. Les Marocains résidant à l’étranger (MRE) sont, à eux seuls, une force économique, sociale et culturelle. Mais que représentent-ils vraiment pour le Maroc ?

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Allez, tout le monde dans la voiture, pour ne pas paraphraser Tonton du Bled. Le tube aux millions d’écoutes et de vues, sortis en 1999, est toujours autant d’actualité. Chaque année, les valises sont gonflées à bloc, les coffres regorgent de cadeaux en tous genres, les ports et aéroports surchauffent… C’est reparti pour une nouvelle saison Marhaba.

Les rues marocaines ne parlent plus arabe, mais un mélange de dialecte accentué de rifain, de castillan, de français et un po’ italiano ! Le patchwork marocain se coud chaque année de la même manière, avec toujours autant de joie dans le regard des Mi Lallates qui accueillent leurs petits-enfants.

Ils sont là, en vacances… enfin officiellement ! En réalité ils ont un agenda de ministre qui les attend : embrasser la famille, rendre visite à tout le monde, assister à trois mariages, refaire la peinture de la maison et, s’ils ont encore du temps, respirer un peu d’air du pays, un Raïbi à la main en guise de nostalgie.

5 à 6 millions de Marocains sont installés aux quatre coins du monde et envoient chaque année près de 120 milliards de dirhams dans leur pays d’origine, soit l’équivalent d’un peu plus de 8% du PIB. Une manne qui, selon les économistes, couvre plus d’un tiers du déficit commercial du Royaume et maintient à flot les réserves de change. Dans les faits, cette manne est surtout… consommée. Des transferts qui payent le loyer, financent les études, remplissent les frigos, rénovent les maisons… Un effet immédiat sur la vie des familles, mais un investissement productif encore trop timide.

Pourtant, les MRE ne se contentent pas de signer des virements. L’opération Marhaba déverse chaque été des millions de voyageurs sur les routes du Maroc. Des voyageurs qui, pour beaucoup, dépensent sans compter, parce que c’est « pour la famille » et qui font gonfler le chiffre d’affaires des taxis, hôtels, épiceries, coiffeurs, cafés et restaurants.

Mais qu’on ne s’emballe pas trop vite. Cette joie peut cacher d’autres soucis d’intégration compliquée pour les nouveaux arrivants, un taux d’abandon scolaire plus élevé chez les jeunes marocains en Espagne, des contrats précaires, des salaires bas… Et quand les relations bilatérales sont bonnes, comme c’est le cas actuellement entre Rabat et Madrid, ou Rabat et Paris, les choses sont évidemment plus simples. L’accueil est meilleur, les services plus accessibles, la coopération consulaire plus efficace. En période de tension, c’est par contre l’inverse avec des contrôles plus stricts, de la suspicion, des procédures ralenties…
Les MRE sont les premiers à encaisser le choc des tensions politiques… et les premiers à profiter des périodes de rapprochement. Immersion.

Poids économique des MRE : quand les milliards traversent les mers

Chaque année, ils sont des millions à envoyer leur « cordon ombilical » en version virement SWIFT. De petites rivières d’euros, de dirhams et de dollars, qui se rejoignent en un seul fleuve, celui des 120 milliards de dirhams qui ont franchi les frontières en 2024, selon Bank Al-Maghrib. Assez pour donner le tournis aux comptables et rassurer les banquiers. Dans le jargon poli des économistes, on appelle ça des transferts de fonds. Mais dans la bouche des familles, on dit plutôt « l’manda » qui sauve le mois.

L’on pourrait croire que cette pluie de devises sert à irriguer les champs de l’investissement productif. Erreur. À peine 10% de ces transferts finissent dans un projet générateur d’emplois ou de valeur à long terme. Le reste file dans la consommation courante ou l’immobilier. Une manne qui, certes, entretient les foyers, mais qui ne construit pas forcément l’avenir.

Pour le Maroc, la diaspora est comme un deuxième poumon économique vu que ses envois couvrent plus du tiers du déficit commercial et assurent une partie vitale des réserves de change. Sans eux, certaines années, la respiration financière du Maroc serait plus courte. Et c’est là que la remarque de la Consule générale du Maroc à Tarragone, Ikram Chahine, prend tout son sens : « Les bonnes relations diplomatiques et politiques peuvent influencer l’accueil réservé aux MRE ». Autrement dit, quand la mer est calme entre deux pays, les transferts coulent plus facilement, les procédures se fluidifient et l’envie d’investir augmente.

Évidemment, de leur côté, les banques ont flairé l’odeur de cet or liquide depuis longtemps. Elles rivalisent d’ingéniosité pour attirer les euros expatriés à coup de crédits immobiliers « spécial MRE », financement jusqu’à 100%, durées longues, démarches à distance, taux « préférentiels »… Ah ça, ils y ont vraiment mis tout le jargon marketing ! Toutes ont un guichet ou un portail « Marocains du Monde ». L’été devient la haute saison des signatures de compromis et de versements d’acomptes. La nostalgie peut vite coûter cher.

Ces Marocains qui s’endettent pour les vacances

Disons-le franchement, cela n’a rien de mal d’investir dans son pays, au contraire ! Mais pour le Maroc, cette stratégie expose son économie à une dépendance aux aléas du pays d’accueil de ces MRE. Crise économique, tensions diplomatiques, nouvelles lois migratoires, montée du chômage là-bas… et on en passe des vertes et des pas mûres. En Espagne, par exemple, où réside l’une des plus grandes communautés marocaines d’Europe, le chômage reste élevé et frappe plus durement les jeunes et les travailleurs peu qualifiés, justement le profil de nombreux MRE. « L’accès à l’emploi, notamment pour les jeunes, est rendu difficile par la précarité des contrats et le chômage élevé », rappelle Ikrame Chahine, qui voit passer ces réalités dans son bureau.

Ajoutez à cela les stéréotypes, la concurrence sur le marché du travail et les effets de la montée de l’extrême droite et vous obtenez un cocktail qui n’encourage pas toujours les MRE à s’engager dans des investissements au Maroc. Car avant de penser à ouvrir une usine à Kénitra, il faut déjà sécuriser son loyer à Toulouse ou son emploi à Almeria.

Mais le potentiel est là et il est immense. On parle de près de 6 millions de Marocains à l’étranger, dont une grande partie est jeune, éduquée et souvent bilingue, voire trilingue, si ce n’est plus. Un vivier de compétences et de capitaux, qui pourrait transformer des villages entiers s’il était mieux mobilisé. Mais pour cela, il faudrait alléger les procédures, sécuriser les investissements, simplifier la fiscalité…

En vérité, la question n’est pas de savoir si les MRE pèsent dans l’économie, c’est indiscutable, mais si ce poids est bien orienté. Actuellement, l’essentiel de leur impact est immédiat, conjoncturel avec un virement qui permet de construire une pièce de plus dans la maison familiale, un billet d’avion acheté pour l’été, une voiture importée… C’est utile, vital même, mais ce n’est pas forcément structurant. On ne bâtit pas une politique industrielle à long terme avec des mandats en transfert express.

Quand les valises font tourner les caisses

Chaque été, c’est le même scénario, les routes du nord se gorgent de véhicules chargés comme des mules, les ferries tanguent sous le poids des coffres pleins et les guichets des douanes deviennent des confessionnaux improvisés.

Pour les chiffres, oubliez les petites unités, ici, on parle en millions. Selon les autorités, ce sont entre 2,7 et 3 millions de passagers qui traversent chaque saison estivale, sans compter les véhicules, autant de moteurs qui, une fois au Maroc, alimentent une machine économique parfaitement réglée, à savoir les hôtels, restaurants, stations-service, épiceries, tailleurs, coiffeurs, et bien sûr… promoteurs immobiliers (mais nous avons déjà parlé de leur appétit).

Marhaba c’est aussi un déclencheur de haute saison. Pour un petit café au bord de la route nationale, l’été peut représenter la moitié du chiffre d’affaires annuel. Dans les souks, les prix montent parfois au rythme des arrivées. Les vendeurs savent que la clientèle MRE achète plus cher, plus vite et qu’elle a tendance à surévaluer la rareté des produits locaux. Le « On n’en trouve pas chez nous » est l’argument mis en avant pour payer le double.

Les services connaissent aussi leur heure de gloire. Les garages, par exemple, voient affluer les voitures européennes qu’il faut « réparer rapidement » pour pouvoir repartir à temps. Les plombiers et les peintres, eux, travaillent à flux tendu pour refaire la cuisine ou repeindre le salon en quinze jours, c’est un classique des retours estivaux. Dans certaines régions, il existe même un calendrier officieux, la haute saison des artisans commence avec l’arrivée du premier ferry.

Chaque arrivée déclenche une chaîne de dépenses qui se propage dans l’économie locale. Un billet d’avion payé à Madrid, c’est du travail pour Royal Air Maroc et pour le chauffeur de taxi à l’arrivée à Casablanca. Un plein de gasoil à Tanger, c’est une marge pour la station-service et une commission pour le fournisseur. Un couscous familial pour 25 personnes, c’est une commande supplémentaire pour le boucher, l’épicier et le boulanger.

On pourrait croire que tout est rose, mais l’été apporte aussi son lot de problèmes économiques… pour les locaux ! Les prix flambent dans certaines zones touristiques, les logements se raréfient et les habitants qui restent toute l’année doivent parfois payer les conséquences de cette inflation saisonnière. Certaines villes balnéaires, comme M’diq ou Saïdia, vivent en mode « pic de demande » pendant deux mois, puis retombent dans un quasi sommeil économique. Une dépendance saisonnière qui peut fragiliser l’emploi local et le tissu commercial.

Il y a aussi les effets indirects sur le tourisme dit classique. Quand un hôtel affiche complet en août, il ne le doit pas toujours aux touristes étrangers, mais souvent aux familles MRE qui réservent pour des séjours courts et intenses. L’Office national marocain du tourisme (ONMT) estime que près de la moitié des arrivées touristiques annuelles sont en réalité des MRE. Ce qui veut dire que sans eux, le Maroc afficherait des chiffres de fréquentation beaucoup plus modestes.

Les MRE sont donc à la fois des touristes et des acteurs locaux. Ils dorment dans les hôtels, mais ils possèdent souvent une maison dans leur ville d’origine. Ils fréquentent les restaurants, mais ils cuisinent aussi pour des tablées familiales de vingt convives. Ils dépensent beaucoup, mais souvent dans des cercles économiques très proches (famille, amis, commerces de quartier) ce qui limite l’effet multiplicateur à grande échelle.

Fouzi Zemrani, past vice président de la CNT, et auteur du blog Blogtrotter, défend le calendrier décalé pour les vacances des différentes écoles du Royaume, pourquoi ne pas appliquer cette idée aux saisons estivales ? Une façon d’allonger la saison MRE, en créant des événements culturels et économiques à d’autres périodes de l’année, afin de lisser l’impact et de réduire la dépendance à l’été.

Ce qui est certain, c’est que tant que les ferries continueront de déverser leurs cargaisons de valises et de souvenirs, l’économie locale respirera mieux en été. Mais, comme nous l’explique Chahine, « l’accueil des MRE est un enjeu complexe, qui dépend à la fois de leur attachement au Maroc, de leur intégration dans leur pays d’accueil et des relations entre les deux États ». Traduction, pour que les valises continuent de faire tourner les caisses, il faut autant soigner les routes maritimes que les ponts diplomatiques.

Lien culturel et diplomatie d’influence

Dire que la culture est une diplomatie « douce » reviendrait à la traiter de pantoufle. Grossière erreur. La culture est arme, ciment et monnaie d’échange. Le séjour culturel organisé chaque été par la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger n’est pas qu’un simple camp de vacances. C’est un dispositif politique. Du 5 juillet au 19 août 2025, des centaines d’enfants MRE sont accueillis à Kénitra pour un programme intensif de culture, langue et patrimoine. On pourrait presque parler de tourisme sentimental !

Sur le terrain, les outils sont désormais multiples et quasi-institutionnels. L’ELACM (Programme d’enseignement de la langue arabe et de la culture marocaine), déployé notamment en Catalogne dans plus d’une centaine d’établissements, est un exemple stratégique. Une façon d’introduire des modules scolaires qui parlent aux enfants de la réalité marocaine (la langue, les fêtes, l’histoire) sans rompre leur insertion dans le système éducatif local. C’est de la géopolitique douce.

Le consulat de Tarragone a compris qu’on ne convainc pas une génération en multipliant les discours officiels, on la convainc en la faisant danser, chanter, cuisiner et vivre ! À ce titre, le Festival du Maroc à Tarragone, organisé par le consulat du Maroc, démontre l’immersion culturelle, stands, ateliers, musique, et, surtout, visibilité. Les images de la fête montrent des familles entières, des enfants qui découvrent un conte en darija et des voisins espagnols qui repartent avec un tajine dans un sac. « Préserver le lien culturel, c’est aussi nourrir l’envie de revenir, d’acheter, de construire », confie Ikrame Chahine à LeBrief.

La diplomatie culturelle s’appuie aussi sur des partenariats éducatifs avec des écoles, associations, modules intégrés dans l’enseignement local… Ces collaborations offrent aux familles MRE un moyen de transmettre la langue et la mémoire et elles donnent à la société d’accueil une image moins monolithique des Marocains, moins stéréotype, plus pluriel.

La diplomatie culturelle s’entremêle avec la protection consulaire. « Le département social du consulat assure un suivi administratif et juridique, une assistance d’urgence, une coordination avec les services sociaux espagnols », nous explique Ikrame Chahine.

Les ombres cachées du rêve MRE

On aime à décrire la diaspora marocaine comme une réussite professionnelle, intégration, dollars et euros qui pleuvent sur le pays d’origine. C’est vrai… pour une partie. Mais l’autre partie, moins photogénique, s’accroche à des démarches kafkaïennes, des discriminations ordinaires et des attentes institutionnelles.

En Espagne, la réalité est double. Oui, l’accès à l’éducation pour les enfants MRE est « généralement garanti ». Mais le taux d’abandon scolaire est plus élevé chez les jeunes marocains que chez la moyenne nationale. Les raisons ? Décalage linguistique et culturel pour les nouveaux arrivants, orientation scolaire qui relègue trop souvent les enfants issus de l’immigration vers les filières professionnelles par défaut, manque d’accompagnement individualisé…

« L’adaptation à la culture et à la langue espagnoles peut être un obstacle pour les nouveaux arrivants, notamment ceux issus de zones rurales », note Ikrame Chahine.

Lire aussi : Islam et MRE : les routes de la foi

Et parlons travail. Une part importante des Marocains en Espagne occupe des postes à faible qualification (agriculture, bâtiment, services). Souvent en contrats temporaires ou saisonniers, avec des salaires bas et des droits fragiles. Les promesses d’ascenseur social se coincent entre la réalité du marché du travail et les stéréotypes persistants. Ikrame Chahine nous le dit sans langue de bois : « L’accès aux postes qualifiés et aux postes de direction reste un défi pour la communauté marocaine ».

À cela s’ajoute un climat politique européen qui, par vagues, durcit l’atmosphère. L’émergence de l’extrême droite se voit à travers des contrôles plus stricts, de la suspicion injustifiée, des procédures rallongées. Chahine, d’ailleurs, a lancé un avertissement lors de la Fête du Trône à Tarragone : « Les dangers croissants des discours de haine et de la polarisation… menacent la cohésion sociale ». Aussi, obtenir un visa ou un permis de séjour peut devenir un parcours du combattant si les relations diplomatiques se tendent.

Face à ce contexte, les attentes des MRE envers le Maroc sont à la fois concrètes et stratégiques. Débutons par les concrètes, à commencer par la simplification des démarches administratives, la réduction des délais, la création des guichets uniques pour les investissements et l’acquisition de biens. Les attentes stratégiques se traduisent notamment par le fait de sécuriser les projets, offrir un cadre fiscal clair et surtout, faire en sorte que les MRE ne se sentent pas seulement « bons à envoyer de l’argent » mais aussi « capables de bâtir ici ».

Côté attentes, il y a aussi la transmission intergénérationnelle. Les parents veulent que leurs enfants restent connectés à leurs racines, mais pas au prix de leur intégration dans le pays d’accueil. C’est important, car un enfant qui perd le lien avec son pays d’origine devient, à l’âge adulte, un touriste occasionnel. Un enfant qui garde ce lien peut devenir investisseur, entrepreneur ou partenaire institutionnel.

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