Pédophilie, harcèlement, troubles comportementaux… que cachent les jeux vidéo ?
À chaque génération son scandale. Qu’on soit clair sur ce point. Il ne s’agit pas d’un billet d’humeur génération Y Vs Z. Dans les années 60, le consumérisme des jeunes ménages inquiétait celle qui a survécu aux guerres. Les années 70 ont connu la diffusion massive des drogues psychédéliques, 80, c’était le sida, la cocaïne, le crack, les années 90 ont vu la course à l’armement et la multiplication des meurtres de gangs, une angoisse qui s’est poursuivie avec le terrorisme et l’instabilité mondiale entre 2.000 et 2010, avant de laisser place aux réseaux sociaux, aux fake news puis au Covid, à l’IA… Bref, c’est un fait, chaque génération a son lot de casseroles. Les parents, en tout temps, n’ont jamais été tranquilles.
Un refrain qui se répète, une fois tous les 10 ans, on entend parler d’un meurtre effroyable entre des jeunes, ou de suicides en série. Qui se souvient de la baleine bleue ? De l’addiction aux casinos ? Eh bien c’est la même chose, même concept, mêmes victimes, périodes différentes.
Au début, les écrans ont été présentés comme des alliés familiaux, éducatifs, une sorte de dolce vita après les nombreuses années de guerres. Puis, d’objet familial, la télévision a été remplacée par le computer fixe, avant de voir la naissance des téléphones portables et des PC portables. L’industrie ne s’arrêtera jamais d’innover et les mineurs ne cesseront d’être les victimes faciles de cette machine à sous.
Mais, cette génération « est allée trop loin », à en croire les témoignages des parents et des professeurs. Derrière cette expression se cache énormément d’inquiétudes. Le Brief a mené l’enquête, entre familles démunies, experts inquiets et zones d’ombre où l’enfant se retrouve seul face à un monde numérique pédophile sans gendarme.
Jeux vidéo et double vie
L’écran s’allume, un avatar cligne des yeux et soudain… l’enfant disparaît. Son corps est bien là, affalé sur un lit ou une chaise, mais son esprit s’est déjà envolé dans un autre monde. Là-bas, il construit, combat, dialogue, achète, vend… Tout est possible, tout est immédiat. Pour le parent, ce n’est pas un jeu. Mais ce que l’enfant appelle « jouer », l’industrie, elle, l’appelle « engagement », car chaque minute passée, chaque clic, chaque achat virtuel nourrit un peu plus une machine internationale aux milliers d’employés.
Bienvenue dans Roblox, Fortnite ou leurs cousins numériques. C’est un peu comme des cours de récréation globalisées, sans maîtres ni surveillants, où les enfants s’inventent des vies… pendant que d’autres, moins naïfs, les surveillent d’un œil malveillant.
« Ces jeux ne sont pas de simples passe-temps. Roblox, par exemple, n’est pas un seul jeu : c’est une plateforme où les utilisateurs créent leurs propres micro-jeux, des univers parmi lesquels figurent Grow A Garden, Steal a Brainrot. Fortnite, lui, est devenu un vrai espace social et culturel, avec des concerts, des collaborations avec des marques et des tournois en ligne. Le modèle économique est simple : accès gratuit, mais avec une monnaie virtuelle, Robux pour Roblox et V-Bucks pour Fortnite. Avec ces monnaies, les utilisateurs achètent des skins (permettant de personnaliser son avatar), des accessoires ou des bonus. C’est très amusant, mais cela pousse aussi à la dépendance et crée des situations à risque », détaille Mohamed Amine Charar, expert IT et digital.
Il y a donc ceux qui veulent faire du cash avec les Robux ou V-Bucks, ces monnaies virtuelles. Des millions de dirhams s’évaporent des portefeuilles parentaux dans des skins, des bonus, des objets virtuels… C’est la règle du jeu, pensée pour maintenir l’enfant captif.
« De 4 ans à 18 ans, tous les âges sont vulnérables, les enfants n’ont pas de limites », explique Dr Imane Kendili, psychiatre addictologue, professeure affiliée à l’Université Mohammed VI polytechnique (UM6P), cheffe de service psychiatrie-addictologie de la clinique Andalouss et vice-présidente du Centre africain de recherche en santé. Dans son cabinet, elle reçoit de plus en plus de ces jeunes qu’on appelait hier « hyperactifs », aujourd’hui « dépendants ». Irritables, insomniaques, parfois violents, ces enfants sont les cobayes d’une expérience grandeur nature afin de tester jusqu’où le cerveau juvénile peut résister à l’appel du pixel. « Le jeu est générateur de violence, car les jeux banalisent l’assassinat, et la vie dans le jeu abolit la frontière entre réalité et fiction. Sans oublier l’impact des heures de jeu, d’écrans, de stimulation lumineuse avec baisse de sérotonine et augmentation du risque de passage à l’acte. J’ai eu en consultation une jeune de 13 ans qui a fracturé le bras de son père quand il a voulu lui retirer sa console de jeux. Ce n’est pas un acte isolé », raconte la psychiatre.
Mais l’addiction n’est pas le seul problème dans ces couloirs virtuels. Il y a aussi des discussions très inquiétantes, des chats ouverts, avec parfois des adultes aux intentions sombres. Si l’enfant fait face à du harcèlement, des manipulations, des arnaques, les parents n’y peuvent quasiment rien puisqu’ils ne savent même pas à qui leur enfant parle. Plus grave encore, des experts en cybersécurité que nous avons interrogés alertent sur le fait que ces espaces servent parfois de terrain de chasse à des groupes criminels, voire à des organisations extrémistes qui y trouvent un canal discret, loin des radars officiels.
Et que fait la régulation ? Peu de choses. Au Maroc, comme ailleurs, les filtres automatiques sont aussi faciles à contourner qu’un feu rouge à trois heures du matin. Alors, qui protège qui ? Les parents bricolent tant bien que mal avec des applications de contrôle parental qui rassurent plus qu’elles ne protègent, en réalité. Les écoles dénoncent l’excès d’écrans tout en demandant tablettes aux parents dans certaines écoles privées. Quant aux pouvoirs publics, ils semblent hésiter entre la fascination pour l’innovation et la peur de brider un secteur devenu aussi puissant que lucratif.
Un jeu pas si innocent
Selon Statista, le marché du jeu vidéo au Maroc devrait atteindre 582,58 millions de dollars américains en 2025 (près de 6 milliards de dirhams), avec une croissance annuelle projetée de 7,66% jusqu’en 2030. On parle d’un univers qui ne cesse de grandir avec 17 millions d’utilisateurs marocains d’ici à 2030. Ce même site en avait annoncé 8 millions et 3 milliards de dirhams de recettes pour 2027. Preuve que le marché avance encore plus vite que les prévisions des professionnels du secteur !
Et on ne parle pas là de joueurs en puissance, mais bien d’enfants, d’adolescents, qui passent en moyenne 80 minutes par jour à jouer, 23% de la population nationale étant concernée – et 47% parmi les 15-24 ans, selon les données de 2024. « L’industrie du jeu au Maroc connaît un regain de popularité, reflétant une population jeune croissante de plus en plus engagée dans le divertissement numérique et les jeux compétitifs », détaille le rapport du site
Quant aux microtransactions, cette invention diaboliquement simple qui consiste à payer pour un joli skin ou un bonus virtuel, génèrent à elles seules près de 2,5 milliards de dirhams estimés en 2022.
Roblox, dont les fameux Robux font office de monnaie virtuelle, se présente comme une plateforme créative : « Faites ce que vous voulez. Atteignez des millions de joueurs. Gagnez beaucoup d’argent ». Charmant, non ? Sauf que Roblox ne cache pas son ambition économique, c’est un empire bâti sur la créativité guerrière des enfants et leurs achats parfois irréfléchis.
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Est-ce innocent ? La psychologue Imane Kendili l’explique clairement, « Je suis contre les jeux vidéo. Je le déconseille à tous les parents. À moins d’un jeu éducatif, qui respecte l’enfant et son environnement, et l’aide à apprendre et découvrir de belles choses. Mais malheureusement, ce type de jeux vidéo est rare et ce n’est pas ce qui a de l’intérêt auprès des groupes d’enfants ».
Roblox affiche fièrement ses initiatives de « sécurité par conception », notamment à l’occasion de la « Journée pour un Internet plus sûr ». Cependant, les filtres automatiques sont largement inefficaces, car face au volume exponentiel de contenus, la modération ne suit pas. Ajoutons à cela que 97% des enfants marocains de moins de 18 ans utilisent les réseaux sociaux et que 42% d’entre eux enregistrent une baisse de résultats scolaires liée à cette dépendance numérique (et 43% sautent repas ou sommeil, 36% en sont venus aux conflits internes dans la famille).
Lorsqu’on mélange écrans, plateformes sans filtre et cerveaux en formation, le cocktail social devient explosif.
La fabrique de l’addiction
L’addiction ne naît pas du hasard. Les concepteurs de jeux savent exactement comment retenir l’attention. « Les développeurs conçoivent des mécaniques pour retenir le joueur : récompenses quotidiennes, microtransactions, progression infinie. Les enfants sont très vulnérables à ces systèmes », déclare Bettahi XXX gamer professionnel à LeBrief.
La frontière entre passion et dépendance est fine. Pour un joueur encadré, comme le gamer pro, les règles étaient strictes : « horaires fixes, objectifs clairs, pauses régulières et suivi de santé ». Pour les enfants, laissés seuls devant l’écran, la bascule arrive vite. « L’addiction commence quand le jeu prend le dessus, l’enfant ne peut plus s’arrêter, devient souvent énervé ou irritable quand on le force à stopper et néglige ses autres activités ».
Dans les consultations de psychiatrie, les mêmes symptômes reviennent. « On remarque l’irritabilité, la violence physique ou verbale, l’isolement, l’absence de motivation, la perte d’appétit et de sommeil », détaille Dr Imane Kendili. Elle va plus loin, dans certains cas extrêmes, « l’addiction est telle que le passage à l’acte devient aisé. Nous avons déjà vu des enfants commettre des meurtres ou des suicides à cause de leur dépendance aux jeux vidéo ».
Ces propos font froid dans le dos. Le jeu vidéo, présenté comme un loisir moderne et créatif, devient pour certains une spirale destructrice. La psychiatre l’affirme : « Les jeux vidéo les plus connus, Fortnite, PUBG ou Roblox, sont violents. Un enfant qui consomme ce type d’images risque beaucoup ».
Dans les écoles, les enseignants confirment ce glissement. Les enfants habitués à l’immédiateté du jeu peinent à rester concentrés en classe. Ils veulent des résultats rapides, des réponses instantanées. Quand la réalité se fait plus lente, l’agressivité prend le dessus. L’école, avec ses règles strictes, devient une contrainte insupportable.
Pour les concepteurs, chaque minute passée en ligne équivaut à une opportunité commerciale. Roblox, par exemple, repose sur sa monnaie virtuelle, les Robux. L’expert en cybersécurité et directeur du CyberX, Taib Hezzaz décrit un modèle où « les enfants sont la cible de fraudes, escroqueries et arnaques avec de faux concours, fausses promesses d’objets virtuels ». Mais avant même les arnaques, l’architecture du jeu pousse à l’achat. Bettahi XXX le confirme : « L’addiction naît souvent de cette combinaison : un jeu conçu pour créer une dépendance et l’absence de cadre ».
Beaucoup installent des logiciels de contrôle parental, convaincus d’avoir trouvé la parade. Sauf que la faille est béante. Mohamed Amine Charar prévient, « le contrôle parental est utile, mais il ne suffit pas… Les enfants trouvent vite des astuces pour contourner ces restrictions ».
L’illusion de sécurité rassure les adultes, mais les enfants connaissent les raccourcis numériques mieux que leurs aînés. « Ce qu’il faut, c’est combiner les outils avec le dialogue et la sensibilisation. Retarder l’exposition aux écrans quand c’est possible, et surtout enseigner des bonnes pratiques de citoyenneté numérique », insiste l’expert. Autrement dit, les parents qui confient l’éducation numérique aux logiciels seuls perdent la partie avant même qu’elle ne commence.
L’un des aspects les plus inquiétants reste l’isolement social. « Certains jeunes s’enferment dans le virtuel et réduisent leurs interactions réelles », avertit Hezzaz. Les écrans, censés rapprocher, deviennent une barrière invisible. Les adolescents se parlent de moins en moins dans les cours d’école, mais échangent frénétiquement en ligne, avec des inconnus parfois plus influents que leurs propres familles. « Quand le jeu devient trop présent, l’addiction peut s’installer et les enfants perdent le contrôle, deviennent irritables, paresseux et leur vie quotidienne en souffre », déclare El Bettahi XXX. La perte de contrôle devient alors totale. L’enfant vit pour l’écran, dort peu, mange mal. Le monde réel n’a plus la même intensité que l’univers virtuel.
Les autoroutes du harcèlement et des arnaques
« La plateforme propose des espaces de discussion, comme des textes, audios et parfois vidéos, qui peuvent exposer les jeunes au harcèlement, au langage violent et aux tentatives de manipulation par des adultes malintentionnés », alerte l’expert en cybersécurité Taib Hezzaz. Voilà tout le cœur du problème.
Ceux qui s’y faufilent savent exploiter l’anonymat et la naïveté des plus jeunes. Mohamed Amine Charar nous explique que l’enfant croit discuter avec un camarade, un « ami » virtuel. Derrière l’écran, il peut s’agir d’un adulte malveillant qui use de flatteries ou de promesses pour gagner sa confiance. C’est ce qu’on appelle le grooming, quand un adulte aborde des mineurs et les manipule à des fins sexuelles. Et au Maroc, comme ailleurs, les parents n’ont souvent ni les outils ni les réflexes pour détecter ces manipulations.
Pour les arnaques, c’est le même concept. « Clique ici pour avoir des Robux gratuits ». Quelques secondes d’inattention et l’enfant installe un logiciel espion, partage ses mots de passe ou donne accès à la carte bancaire familiale. « Les comptes Roblox des enfants sont souvent mal protégés… Des hackers peuvent pirater ces comptes pour voler des informations personnelles ou de la monnaie virtuelle. Des liens frauduleux circulent dans les chats, qui installent parfois des logiciels espions ou des virus », explique Hezzaz.
Le mécanisme est simple et redoutable. Les enfants, séduits par la promesse d’un bonus ou d’un objet virtuel rare, cliquent sans réfléchir. Les arnaqueurs connaissent parfaitement cette impulsivité et en font une arme. Officiellement, Roblox affirme investir dans la sécurité et la modération. Dans les faits, les filtres automatiques sont débordés. L’expert confirme : « Volume trop élevé… contournement facile… réactivité limitée… anonymat des comptes ». En clair, impossible de surveiller des millions de contenus générés chaque jour. Et surtout, rien n’empêche un utilisateur banni de revenir sous une autre identité.
C’est un peu l’histoire du serpent qui se mord continuellement la queue, plus la plateforme grandit, plus elle attire des prédateurs et moins la modération est capable de protéger les enfants. Le Maroc, comme d’autres pays, n’a pas de cadre légal spécifique pour encadrer ces chats ouverts.
Le plus inquiétant reste l’usage criminel de ces plateformes. « Un danger plus grave réside dans la possibilité pour des pédophiles ou même des groupes terroristes transnationaux d’utiliser Roblox pour entrer en contact avec des mineurs… Certaines enquêtes internationales ont déjà révélé que des organisations extrémistes utilisaient des jeux vidéo populaires pour communiquer en toute discrétion », interpelle Hezzaz. Cette phrase suffit à faire basculer l’image du jeu.
Que fait la loi ? Pas grand-chose. « Il n’existe actuellement pas de cadre réglementaire clairement défini concernant la majorité numérique. Et au Maroc, on n’a pas de cadre légal clair, pas de majorité numérique et pas de véritable éducation à la citoyenneté numérique. En conséquence, aucun dispositif comparable à un code de la route numérique n’encadre encore l’utilisation du numérique par les jeunes et leurs parents », déclare Mohamed Amine Charar. Autrement dit, aucun âge légal ne délimite l’accès à ces espaces sociaux.
Faute de régulation nationale, la responsabilité retombe sur les familles. « Retarder l’exposition aux écrans quand c’est possible et surtout enseigner des bonnes pratiques de citoyenneté numérique, éthique, morale, juridique », conclue Charar.
Cela semble être du simple bon sens, mais dans un monde où tout va vite et où le quotidien des parents rime avec épuisement, il est bon de le rappeler.
Un cerveau conditionné à l’excès
La dépendance ne relève pas seulement du comportement, elle a un fondement neurologique. Chaque victoire, chaque récompense déclenche une décharge de dopamine, cette molécule du plaisir. Comme nous l’explique Dr Kendili, l’enfant, encore en développement, est particulièrement sensible à ces stimulations répétées. Il devient dépendant non pas au jeu en lui-même, mais à la chimie que le jeu déclenche dans son cerveau.
Ce conditionnement transforme le quotidien. Les activités simples, comme lire, jouer dehors, attendre son tour, deviennent ennuyeuses parce qu’elles ne produisent pas la même intensité de stimulation. L’enfant s’ennuie vite, se frustre rapidement, réclame sans cesse la gratification numérique.
Dans certains pays, des mesures plus strictes ont été adoptées. Roblox a été interdit temporairement dans plusieurs États, notamment pour ses failles de sécurité. La Chine, elle, a imposé un temps de jeu limité pour les mineurs. La France préconise à son tour d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans, suite à une enquête menée sur les contenus néfastes sur TikTok. Ces politiques, parfois critiquées, ont au moins le mérite d’exister. Au Maroc, aucune régulation spécifique n’a encore vu le jour. Le marché du jeu vidéo croît à grande vitesse, les enfants s’y engouffrent, mais les règles n’évoluent pas.
Le gamer professionnel XXX insiste sur le fait que « les parents doivent fixer des limites, expliquer et surveiller ». Mais l’équilibre est faussé, d’un côté, des multinationales avec des armées de développeurs et des budgets colossaux, de l’autre, des parents seuls, parfois peu informés, parfois débordés par la simple gestion du quotidien.
Quand un enfant s’enferme dans sa chambre, téléphone ou console à la main, la bataille se joue en silence. Les parents devinent l’ampleur du problème, l’école en perçoit les effets, l’État lui-même reconnaît les risques… mais aucun de ces acteurs ne parvient vraiment à prendre le dessus.
En gros, la clef n’est pas d’interdire complètement, mais d’encadrer quitte à jouer avec eux pour comprendre cet univers et discuter avec les participants, comme le suggère Hezzaz.