Lions de l’Atlas : la face cachée des groupes supporters
Il suffit de poser un pied dans un stade argentin pour comprendre ce que signifie vraiment « mettre le feu aux tribunes ». Là-bas, les hinchadas ne chantent pas, ils rugissent. Ils ne suivent pas le rythme, ils l’imposent. Banderoles gigantesques, tambours qui ne s’arrêtent jamais, chants repris à des dizaines de milliers de voix… Chaque match devient un rituel, une démonstration de force.
Cette puissance ne doit rien au hasard. Les groupes de supporters argentins sont structurés depuis des décennies. Ils ont leurs codes, leurs leaders, leurs zones réservées, leurs chants transmis de génération en génération. Certains se déplacent à travers le pays par milliers, souvent même à l’étranger, pour transformer n’importe quel stade en une prolongation de leur maison. Leur unité, leur discipline vocale et leur sens du collectif en font aujourd’hui l’un des publics les plus impressionnants et les plus identifiables au monde.
Face à cet exemple, le Maroc avance, mais encore prudemment. La passion est là, immense, incontestable, mais la structuration reste récente et encore fragile. Les supporters marocains disposent d’un potentiel énorme, capable d’enflammer des stades entiers. Mais pour atteindre le niveau argentin, celui où l’ambiance devient une signature nationale, un travail de fond reste à accomplir.
Qui sont vraiment les fans des Lions ?
Dima Maghreb, Rosso Verde et Sbou3a (les Lions) : trois noms que vous avez sans doute déjà entendus si vous suivez les matchs des Lions de l’Atlas. Ce sont ces groupes de supporters qui donnent de la voix, agitent les drapeaux et créent l’ambiance dans les stades. Quant aux membres, certains vivent au Maroc, d’autres sont installés à l’étranger mais se déplacent spécialement pour chaque match. Cette nouvelle génération a choisi de s’organiser autour des équipes nationales. Objectif : structurer le soutien et offrir une ambiance digne des grandes tribunes.
Rosso Verde, par exemple, s’est officiellement constitué en juin 2023. Jeune mais déjà très actif, le groupe anime les tribunes avec ses chants, ses ballons et ses tifos. Sbou3a, quant à lui, a été créé il y a moins d’un an et fonctionne sur le même principe : fédérer les supporters, canaliser leur énergie et coordonner les animations pour maximiser l’impact sur le terrain. Dima Maghreb, pour sa part, reste dans la même dynamique, structurant un collectif autour d’une passion commune pour les Lions de l’Atlas.
Ces groupes ne sont pas rivaux, bien au contraire. Cela se traduit par une coordination intelligente pour éviter les chevauchements. Par exemple, si un collectif décide de réaliser un tifo lors d’un match, l’autre se concentre sur l’animation avec chants, drapeaux et ballons. Le but est de compléter l’action de l’autre plutôt que de la concurrencer, afin d’optimiser l’impact dans les tribunes et de maintenir une visibilité claire pour chaque groupe, tout en évitant de disperser l’énergie des supporters.
Il faut savoir que l’accès à ces collectifs est volontaire et ouvert à tous. Certains ont choisi une adhésion gratuite, d’autres fixent un tarif symbolique. Il n’y a pas de conditions particulières pour rejoindre un groupe : il suffit d’aimer le football et de vouloir soutenir les Lions de l’Atlas et c’est tout ! Mais cette ouverture s’accompagne de règles internes strictes. Chaque adhérent doit respecter la discipline du groupe, sa participation aux animations et son engagement envers le collectif.
En contrepartie, les membres bénéficient d’une formation. Celle-ci transmet les techniques de chants collectifs, de coordination des animations et de déploiement des tifos. Mais elle inculque surtout une mentalité particulière : celle du « pluriel ». Dans ces groupes, le collectif prime sur l’individu, chaque geste doit être pensé pour le bien du groupe et l’efficacité des animations dépend de la discipline et de la coordination.
Avant la création officielle de ces collectifs, l’animation dans les tribunes existait déjà, mais de manière beaucoup moins structurée. Depuis 2004, un petit groupe d’une dizaine de passionnés était reconnu dans les tribunes des matchs du Maroc. On y retrouvait Noureddine Falah, plus connu sous le nom de Dolmy, accompagné des Marrakchis, Samir, Azzedine et d’autres. Il n’y avait pas un match, ni un déplacement, où ce petit noyau n’était pas présent.
En octobre dernier, dans le cadre des préparatifs pour la CAN, ce groupe a décidé de se regrouper officiellement en collectif. En coordination avec différentes associations de supporters à travers le Maroc, l’objectif est de mobiliser davantage de personnes et de créer une présence massive dans les tribunes lors des prochains matchs. Chaque association devrait rassembler une centaine de supporters pour occuper ensemble des places adjacentes, afin d’accentuer l’impact visuel et sonore. Selon Azzedine, contacté par LeBrief, le collectif pourrait même demander à la Fédération de réserver un certain nombre de billets correspondant au nombre de groupes pour que tous les membres puissent être assis ensemble et payer directement.
Pourquoi ça ne donne pas assez de voix ?
Les tribunes des matchs des Lions de l’Atlas restent souvent paradoxales : malgré l’énergie des groupes organisés, l’ambiance globale semble retenue. La raison principale tient à la composition du public. La majorité des spectateurs n’est pas habituée aux tribunes de clubs. Il s’agit de familles, de supporters occasionnels ou de fans venus spécialement pour l’équipe nationale. Contrairement aux ultras de clubs, ces spectateurs restent souvent assis, observant le match sans participer activement aux chants ou aux animations « Ils assistent au match comme à un spectacle ou une pièce de théâtre », nous dit un membre noyau de l’un des groupes supporters. Cette différence culturelle explique pourquoi l’ambiance générale reste limitée malgré l’engagement des groupes.
À cela s’ajoute la dimension psychologique. Beaucoup de spectateurs occasionnels, surtout dans un contexte familial, hésitent à se lever ou à chanter de peur de se tromper ou de se sentir maladroit. L’absence de repères et de rituels connus, qui sont la force aujourd’hui des ultras de clubs, rend la participation difficile.
C’est justement pour pallier cette inertie que les collectifs officiels ont été créés : transformer des efforts isolés en un mouvement collectif capable de mobiliser un public plus large, créer une ambiance continue et faire participer les spectateurs au-delà du noyau dur des supporters. Mais cela reste complexe. Tous ne réagissent pas au même rythme, certains hésitent, d’autres suivent mal les consignes, et la sensibilisation du public reste un travail nécessaire pour apprendre à s’engager et participer activement à l’ambiance.
Tifos : passion, coût et défis
Dans les tribunes, les tifos sont devenus le symbole de la créativité et de la passion des supporters. Ces œuvres collectives, colorées et spectaculaires, sont le fruit d’heures de préparation, de coordination et de travail acharné. Elles permettent de transformer un simple match en un moment visuel et émotionnel unique, capable de galvaniser les joueurs et de marquer les esprits.
Pour autant, tous les tifos ne rencontrent pas le même succès. L’idée reste toujours ambitieuse, mais le résultat final est parfois jugé décevant ou moqué, notamment sur les réseaux sociaux.
Pourtant, certains restent dans les mémoires. À Marrakech, en 2011, lors du match Maroc-Algérie (4-0), les supporters avaient déployé un tifo monumental : « Allah, Al Watan, Al Malik ». Ce visuel, spectaculaire, a marqué les esprits et sert encore aujourd’hui de référence pour les groupes récents. Ce qui a fait la différence ? L’enthousiasme des supporters présents ce jour-là, qui a transformé l’initiative en un vrai show collectif.
La même année, un autre tifo mémorable, surnommé « Come Back », a illuminé le même stade face à la Tanzanie, prouvant que quand la passion rencontre l’organisation, l’impact peut être énorme.
Cependant, la préparation de tels tifos est loin d’être simple. « Le tifo se prépare normalement des jours à l’avance », explique un membre d’un groupe. Dans la réalité, le temps et les effectifs sont souvent limités. Pour un match de l’équipe nationale, qui se joue fréquemment dans un stade différent, la conception d’un tifo implique de prendre en compte le tracé, les mesures et la préparation technique. Il arrive parfois que la confection se fasse en seulement deux ou trois jours, laissant peu de marge pour atteindre la perfection.
Même lorsque le tifo est prêt et déployé, beaucoup de spectateurs ne sont pas des habitués. Ils ne connaissent pas les codes, ne savent pas quand lever le plastique ou ne participent pas pleinement. Résultat : l’impact visuel reste limité.
L’autre défi majeur, c’est le coût. Selon les membres contactés, un tifo peut aller de 10.000 à 80.000 DH, voire plus si la création implique beaucoup de matériel ou un tifo 3D sophistiqué. Pour financer ces projets, les groupes s’appuient sur les cotisations des membres. Chaque noyau verse une somme jusqu’à atteindre le budget souhaité. Les rumeurs d’une aide de la Fédération ont été formellement niées. « Tout est autofinancé », nous assurent-ils.
Pourquoi il ne faut pas comparer ces groupes aux ultras ?
La comparaison revient souvent, presque automatiquement : d’un côté, les ultras des clubs, figures historiques des tribunes marocaines, de l’autre, les nouveaux groupes de supporters des Lions de l’Atlas. À chaque match de l’équipe nationale, la critique revient : « Ce n’est pas aussi intense qu’en Botola ». Mais cette comparaison passe à côté d’une réalité essentielle : les deux mondes n’ont ni la même histoire, ni les mêmes codes, ni les mêmes conditions d’existence.
Les ultras, qu’ils soient issus du Raja, du Wydad, de l’AS FAR, du MAS ou d’ailleurs, sont l’aboutissement de décennies d’organisation continue. Leur force est collective mais aussi territoriale. Ils naissent dans des quartiers, grandissent avec des générations entières de jeunes et s’enracinent dans une culture locale très forte.
Leur présence au stade n’est que la partie visible d’un fonctionnement beaucoup plus profond : réunions hebdomadaires, ateliers de création, cellules locales, apprentissage du répertoire, entraînements pour les chorégraphies, déplacements organisés, et surtout, un lien identitaire puissant avec le club.
Rien de tout cela ne peut être reproduit du jour au lendemain par des supporters de l’équipe nationale. Et c’est précisément pour cette raison que la comparaison n’a pas lieu d’être. Les groupes dédiés aux Lions de l’Atlas n’ont pas le même terrain de jeu. Ils ne disposent ni d’un stade attitré, ni de tribunes fixes, ni d’un public homogène. Chaque match se joue dans une ville différente, avec des supporters venus de milieux variés ou de régions éloignées. Dans la plupart du temps, c’est un public familial, touristique ou nostalgique, qui vit les matchs de l’équipe nationale d’une manière totalement différente. Ils viennent « voir » un match, là où les ultras viennent « faire » le match depuis les tribunes.
Difficile donc dans ces conditions de créer une culture tribune aussi solide, aussi ritualisée et aussi puissante que celle qui se construit dans les stades de clubs. Ce qui fait aussi la force des ultras, c’est leur langage commun. Un répertoire de chants maîtrisé par des générations entières, transmis oralement, répété pendant des années. Les groupes de la sélection nationale ne bénéficient pas encore de ce capital culturel. Ils doivent tout bâtir, de zéro.
Mais là où certains voient une faiblesse, ces groupes voient une opportunité : inventer leurs propres codes, créer une identité nouvelle, bâtir une animation qui ne soit pas la copie de celle des clubs mais l’expression d’une passion nationale. Leur rôle n’est pas d’être des ultras-bis mais de rassembler des supporters dispersés, de leur donner des repères et de canaliser cette énergie en un vrai soutien collectif.
Enfin, quand on leur demande pourquoi les ultras de clubs ne soutiennent pas l’équipe nationale en matière d’animation, la réponse est claire : leur identité, c’est leur club. D’ailleurs, certains anciens membres, ayant quitté leur ultra-club, ont rejoint les groupes de supporters des Lions, mais ceux encore actifs ne peuvent s’intégrer. Leur loyauté reste au club, ce qui explique leur absence dans les tribunes pour l’animation, même s’ils continuent d’être présents en tant que supporters.
Aujourd’hui, les deux coexistent, mais ne vivent pas le même temps. L’un a ses racines profondes, l’autre construit les siennes. Mais ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas la comparaison, c’est plutôt le chemin qu’ils tracent.
Pour mieux comprendre les dynamiques qui régissent les tribunes lors des matchs des Lions de l’Atlas, nous avons interrogé Abderrahim Bourkia, sociologue spécialisé en sport. Son regard permet de décrypter les différences entre un public structuré, fidèle et ritualisé, et un public plus occasionnel et émotionnellement réactif.
LeBrief : Quels facteurs sociologiques expliquent la différence de comportement entre un public familial et un public d’ultras ?
Bourkia : Il y a plusieurs différences, ce qui rend toute comparaison presque impossible entre les deux profils. Déjà, le public ultra est dans la durée et la proximité. Il affiche un amour et un soutien indéfectible, peu importe les résultats, le classement, les contre-performances, qu’il pleuve ou qu’il vente. Le premier est marqué davantage par l’événementiel et la présence, surtout lors des grands matchs et lorsque la sélection se tient très bien. L’ultra incarne un autre point de vue sur le football et son statut en tant que représentant d’une identité locale, qui se nourrit de la conflictualité avec le voisin de la même ville et les autres groupes antagonistes. Son supporterisme est bien structuré, avec une bonne répartition des tâches, ce qui rend le groupe comme une machine bien huilée et ses activités ritualisées, qui se reconvertissent souvent en espaces ou tribunes d’expression sociale, culturelle ou politique. Le répertoire du public ultra utilise les outils de l’action publique et politique, truffé de critiques, notamment contre la marginalisation ou la corruption. Chose que celui qui supporte les Lions de l’Atlas ne fait jamais. Ce dernier exprime davantage une identité plus globale, transcendant les appartenances locales, montrant son patriotisme et sa fierté d’appartenir au pays. Il apporte ainsi un récit de ce que veut dire la Nation dans son unité et ses moments de jubilation. Je peux ajouter le degré d’implication et jusqu’où un supporter serait capable d’y aller, ainsi que le niveau de créativité, qui reflète le savoir-faire des ultras pendant plus de dix ans, que le premier public ne peut en aucun cas posséder. Donc, il y a ce fossé abyssal, sans parler du fait que les chants et slogans sont bien élaborés, avec une bonne dose de paroles et des phrasés percutants, et une composition que l’on ne peut pas imiter.
LeBrief : Le supporterisme des équipes nationales obéit-il, selon vous, à une logique émotionnelle différente de celle des clubs ?
Bourkia : Non, pas forcément. Ce sont deux logiques différentes, mais pas opposées. L’émotion du supporter ultra est plus intime et durable ; l’autre, comme je l’ai déjà mentionné, est plus occasionnelle.
Il est dans une perspective moins structurée et plus spontanée, vit le moment présent et exprime cette fierté collective dans un rassemblement national où le débridement des émotions est bien toléré. Son supporterisme est moins codé et ritualisé, ouvert à toutes les couches sociales, tranches d’âge et sexes. Il est également fédérateur, ce qui dégage une émotion fusionnelle liée au sentiment de la Nation retrouvée et réactive ce « Nous » qui s’efface devant les moments difficiles, que le supporter ultra tend à rappeler le jour des matchs.
Je peux ajouter que les deux formes pourraient coexister, parfois chez la même personne, mais elles ne mobilisent pas les mêmes registres de sens ni les mêmes formes de sociabilité et d’expression.
LeBrief : Existe-t-il des leviers pour inciter un public « spectateur » à devenir un public « acteur » ?
Bourkia : Il faudrait aller aux bancs des groupes ultras… je plaisante. Oui, ils existent. Ils sont liés au sens, aux liens sociaux et à la structure. Le supporterisme ultra repose sur un ancrage territorial : quartier, ville, région. C’est un attachement au « proche », lié à d’autres supporters, à un espace vécu, à une trajectoire sociale. Il y a un sens et une légitimité à sa présence sur les gradins, et il participe à une histoire incertaine en cherchant à peser sur la rencontre, et non à prendre des « selfies » pour les balancer sur les réseaux sociaux. Sa présence aux stades ressemble à une mission, et sans lui l’équipe ne peut pas gagner. Il doit être inscrit dans le récit collectif et reconnaître son rôle dans l’arène. Ce « siiir siiir siiir » vient des farouches supporters, car ils ont ce « nous », incarnation de l’imaginaire collectif, que l’on doit activer pour devenir acteur.
Il y a toute une dynamique à faire fonctionner, en dehors d’encourager ce sentiment d’appartenance, comme chercher à créer des groupes de fans, d’animation et de bénévoles qui s’activent non seulement sur les réseaux sociaux, mais dans des espaces communs, des associations qui font des activités régulières dans la durée, et pas seulement lors des matchs de la CAN ou de la Coupe du monde. C’est ce lien social qu’il faut réactiver.
Enfin, il y a une condition sine qua non qui relève davantage des structures dédiées au supporterisme. Ce levier organisationnel ponctuel fait encore défaut, alors si l’on arrive à offrir des espaces où chaque supporter, selon ses capacités et ses potentialités, peut s’exprimer en chant lyrique, en danse chorégraphiée, en créativité artistique : design, dessin, conception de sites web et autres prouesses numériques, les conditions matérielles deviennent un levier pour permettre et pérenniser la participation et les activités supportrices des acteurs potentiels.