L’Afrique a longtemps couru après ses talents. Beaucoup partaient, d’autres restaient… mais aujourd’hui, le vent tourne et c’est le sport qui semble le faire souffler. Du stade au sommet de l’Everest, des bancs de l’école aux data centers africains, l’image d’un nouveau continent se dessine. Celle d’une Afrique qui met son sport au service de sa politique.

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On connaissait les terrains glissants du football africain, les pistes sablonneuses de l’athlétisme local, les infrastructures rafistolées à coups de bonne volonté… Et pourtant, il s’est passé quelque chose ces dernières années. Pas une révolution à la Zizou dans la surface de réparation, non. Plutôt un virage tout en maîtrise, à la Hakimi, en direction du continent tout entier.

L’Institut royal de formation des cadres de la jeunesse et des sports avait convoqué du beau monde pour parler d’un sujet qui, soyons honnêtes, fait rarement les gros titres des chaînes sportives : « Le sport, levier stratégique de coopération intra-africaine ». Vu comme ça, on pourrait s’attendre à une avalanche de slides et de verres d’eau tiède. Mais dès les premiers mots, l’ambiance est claire, on ne parle pas de sport pour briller en short, on parle de sport pour construire l’Afrique.

Et cette Afrique-là, ce n’est pas une idée vague. Cette Afrique-là pense collectif. Elle pense stratégie. Elle pense avenir.

Le Maroc, dans cette partie, joue à domicile, mais pas en solo. Depuis quelques années, le Royaume déroule une véritable diplomatie du sport, fondée sur les orientations royales, sur l’appel au partage des expertises, sur des centaines de conventions bilatérales signées avec plus de 40 pays africains. La CAN 2025, la Coupe du Monde 2030 co-organisée avec l’Espagne et le Portugal… ce ne sont pas que des cases à cocher. C’est un puits de stratégies sportives et politiques.

Le Maroc en chef d’orchestre

Il y a des pays qui courent après les médailles. D’autres qui courent après les talents. Et puis il y a le Maroc, qui, lui, court avec. Avec les talents africains, avec la jeunesse du continent, avec les partenaires stratégiques qui croient en l’idée d’un sport qui dépasse le simple cadre du terrain. Depuis quelques années, le Royaume peaufine un jeu d’équipe aux allures de stratégie géopolitique, plaçant le sport au centre de son approche de coopération Sud-Sud.

A Salé, lors de la rencontre organisée par IRFC, les mots de son directeur, le professeur Lahoucine Bahi, ont été lancés comme une passe décisive : « Des dizaines de visites royales ont été couronnées par plus de 1.000 conventions de partenariat, dans les domaines économique, politique, culturel, religieux… Et aujourd’hui, le sport vient renforcer ce tissu, avec une ambition très claire : former ensemble, performer ensemble, avancer ensemble ». Voilà qui est dit.

Là où d’autres envoient des diplomates, le Maroc envoie aussi des entraîneurs. Là où certains installent des bases militaires, le Royaume préfère construire des terrains, des écoles, des centres de formation. C’est aussi ça la diplomatie de l’ombre.

Vidéo © Ayoub Jouadi / LeBrief

 

En termes de formation, l’IRFC accueille des étudiants venus du Gabon, du Cameroun, de Sao Tomé-et-Principe. Des licences professionnelles à l’entraînement sportif, des masters en sciences du sport, et depuis peu, un centre doctoral flambant neuf pour former les cerveaux du sport africain de demain.

Mais la stratégie marocaine ne s’arrête pas à la formation. Après avoir accueilli la CAN féminine en 2023 avec panache, le Maroc s’apprête à organiser la CAN 2025 et surtout à co-organiser la Coupe du Monde 2030 avec deux poids lourds européens, à savoir l’Espagne et le Portugal. Si ça ce n’est pas un message clair, on ne sait pas ce que c’est !

Le Maroc prouve qu’il est capable, avec ses partenaires africains, de jouer dans la cour des grands. Et pas seulement en tant que terrain d’accueil. Mais aussi comme force organisatrice, logistique et humaine. En effet, le pays investit massivement dans ses infrastructures sportives.

La diplomatie sportive marocaine se chiffre et se voit. Lors de l’événement à Salé, de nouvelles conventions étaient en discussion et d’autres signées avec plusieurs pays africains, notamment le Gabon et Sao Tomé. Et dans les tiroirs de l’IRFC, d’autres pays frappent déjà à la porte. « Il y a des demandes d’informations pour des thèses en sciences du sport venant de toute l’Afrique francophone », explique Lahoucine Bahi.

D’ailleurs, en diplomatie, on parle souvent de soft power, ce pouvoir d’influence qui passe par la culture, les idées, la sympathie… Le Maroc, lui, pratique ce soft power en mode cardio. Pas besoin de donner des leçons, il forme, il accueille, il partage, il investit. Et il le fait dans un secteur que toute l’Afrique aime profondément, le sport.

Pas étonnant, donc, que l’image du Maroc change sur le continent. Le pays n’est pas venu pour faire un beau geste et repartir en courant. Il veut inscrire son action dans la durée. C’est la logique de l’excellence partagée. Si les autres pays africains s’élèvent, c’est tout le continent qui s’élève, et avec lui, la position géopolitique de l’Afrique dans le monde.

Ce qui se joue donc, au fond, et personne ne s’y trompera, à travers cette stratégie sportive, c’est un redécoupage des cartes du leadership africain. Très loin des postures verticales ou des dépendances extérieures.

L’Afrique unie par le sport

Avant, les grandes réunions africaines faisaient davantage de bruit en ouverture qu’en résultats. On serrait des mains, on évoquait l’unité, puis chacun rentrait chez soi avec ses problèmes. Mais sur le terrain du sport, les cravates laissent place aux maillots. En termes sportifs, l’Afrique est enfin une équipe.

On le répète comme un mantra démographique, l’Afrique est jeune. C’est un fait ET une urgence. Une jeunesse qui déborde, ça peut construire des nations… ou les brûler ! Au petit bonheur la chance. Tout dépend réellement des terrains qu’on offre à cette jeunesse. Et s’il y a bien un terrain qui parle à toutes les jeunesses africaines, des bidonvilles d’Abidjan aux plaines de Maputo, c’est celui du sport.

Comme l’a souligné l’ambassadeur de l’Union des Comores au Maroc, Yahaya Mohamed Iliassa, au micro de LeBrief : « Partout dans les grands clubs du monde, on trouve des Africains. Cela montre la place que le sport occupe dans notre continent. Et chaque pays se donne comme mission d’encourager ses jeunes à s’y engager, à condition de leur offrir les infrastructures, l’accompagnement, les opportunités ».

Si on lit entre les lignes, l’on comprend clairement que le talent existe déjà. Ce qui manque, c’est ce qu’il y a autour. Le cadre. La politique publique. L’encadrement technique. Et surtout… la coopération !

L’un des grands paradoxes africains, c’est d’être à la fois l’exportateur n°1 de talents sportifs… et l’importateur n°1 de structures d’accueil. Combien de footballeurs africains sont formés à l’extérieur ? Combien d’athlètes qui changent de nationalité pour une bourse ? Combien de coachs européens qui s’installent en Afrique faute de cadre local bien formé ?

Le sport africain est riche, mais il fuit encore par les coutures. Donc s’il y a une première grande problématique à régler, c’est bien celle de faire circuler les compétences de manière continentale et non les faire fuir. Les programmes de formation interafricains, les échanges entre fédérations, les réseaux de recherche commune sont autant de mains tendues pour garder l’excellence sur le continent.

Ce qui rend cette stratégique particulièrement intéressante, c’est que chaque pays africain peut jouer un rôle spécifique dans l’écosystème sportif continental. Le Maroc mise sur la formation, la logistique, l’organisation d’événements. Le Sénégal développe une expertise sur le sport scolaire. Le Kenya et l’Éthiopie sont des terres de champions d’endurance. L’Afrique du Sud brille par ses équipements et sa puissance médiatique… Chacun peut apporter sa pierre à l’édifice.

Un centre d’excellence au Burkina Faso peut être connecté à une cellule de recherche à Rabat, à une académie à Cotonou et à une plateforme d’IA sportive en Tunisie. On parle ici de chaînes de valeur africaines du sport. Pas seulement pour créer des champions, mais pour créer des systèmes. Car de là, pourrait découler le reste. Il faut oser le dire, le sport est un outil politique. Et c’est très bien ainsi.

Qui aurait cru, il y a dix ans, que le Maroc co-organiserait une Coupe du Monde avec l’Espagne et le Portugal, tout en faisant de l’Afrique subsaharienne une priorité stratégique de son projet ? C’est pourtant ce qui est en marche. Et c’est tout sauf anodin.

Les infrastructures

Mais pour que tout cela fonctionne, encore faut-il avoir les bons outils.
Cela passe par :

  • la mutualisation des infrastructures : ouvrir les centres existants aux étudiants et athlètes d’autres pays,
  • la standardisation des formations, avec des diplômes reconnus dans plusieurs pays africains,
  • la création d’un réseau panafricain des instituts du sport,
  • et l’investissement dans des plateformes communes : observatoires des performances, banques de données, outils d’analyse… bref, une souveraineté sportive partagée.

Le manque de soutien

Pourquoi la plupart de nos champions, et de nos cerveaux d’ailleurs, partent ? C’est une question de soutien. Lors de cette conférence, LeBrief a eu l’occasion de rencontrer Bouchra Baibanou. Une femme passionnée, mais qui s’est faite seule. À comprendre par-là, qu’au début, elle a dû financer seule sa passion, son matériel, ses déplacements… Aujourd’hui on en parle comme la championne qu’elle est. Mais l’histoire de Bouchra Baibanou n’est pas une exception à célébrer. C’est un modèle à reproduire. Un modèle qui montre que le sport peut changer une vie.

Et ce modèle, l’Afrique en a besoin. Urgemment. Parce qu’elle a des jeunes qui doutent, qui hésitent, qui décrochent. Et parce qu’elle a aussi des jeunes qui rêvent, qui cherchent, qui avancent. Il faut leur tendre des cordes. Leur montrer que l’altitude est accessible. Leur dire que la réussite ne se fait pas forcément à Paris, ni à Manchester, mais à Ouarzazate, à Bamako, à Kigali.

Bouchra repart d’ailleurs en ce samedi 21 juin 2025. Direction le Pakistan, pour tenter le K2 et le Broad Peak, deux sommets mythiques, deux défis insensés. Et pourtant, elle y va avec le sourire. Comme si ce n’était pas si exceptionnel. Et c’est peut-être ça la force qui manque aux jeunes Africains : rendre l’extraordinaire envisageable.

Vidéo © Ayoub Jouadi / LeBrief

 

Quand l’Afrique réveille sa data

Le saviez-vous ? Les matchs peuvent aussi se préparer dans les datasheets, les entraînements se révisent sur logiciels et les champions se mesurent en gigaoctets (non c’est une blague de mauvais goût).

Avant, un coach regardait son joueur et disait : « T’es fatigué ? Bah cours quand même, ça te passera ». Aujourd’hui, il peut le savoir avec précision, en analysant ses données biométriques, sa récupération musculaire, son sommeil, sa charge mentale. Grâce à l’IA, on peut anticiper une blessure avant qu’elle n’arrive, ajuster un plan d’entraînement en temps réel, ou même détecter un talent sans qu’il ne touche encore un ballon.

« L’intelligence artificielle permet d’objectiver la performance », explique Dr Rajae Ghanimi à LeBrief. Traduction ? On ne le fait plus au feeling. On mesure, on modélise, on adapte. Et ça change tout.

C’est particulièrement important dans un continent comme l’Afrique, où les ressources matérielles sont limitées, mais où les ressources humaines sont conséquentes. Grâce à l’IA, on peut optimiser l’existant, aller plus loin avec moins, et surtout, éviter les erreurs qui coûtent cher comme les blessures, le surentraînement, les mauvaises orientations… à l’aide de bracelets pour mesurer la récupération, de capteurs intelligents intégrés dans des maillots…

Mais pas que. L’IA peut aider à combattre les dérives. Et l’Afrique, comme le reste du monde, n’est pas à l’abri du dopage, de l’usage de produits interdits, des triches physiologiques. L’intelligence artificielle peut intervenir en surveillant les évolutions anormales des constantes biologiques. « L’IA peut aider à prévenir les pratiques nocives, et surtout, à proposer des alternatives efficaces, saines, personnalisées », nous explique Dr Ghanimi.

Lire aussi : Entretien avec Bouchra Baibanou, une alpiniste hors normes

Déjà, des startups africaines développent des solutions innovantes, telles que la détection de talents via reconnaissance faciale et gestuelle, des plateformes de suivi de performance pour clubs locaux, une IA de prévention des blessures pour les écoles de foot… Ce n’est plus de la science-fiction. C’est déjà sur le terrain.
Mais utiliser l’intelligence artificielle, c’est aussi traiter des données sensibles. Et donc là, intervient à nouveau cette problématique propre à tous les événements en rapport avec la technologie, comment développer sans être dépendants des pays externes au continent ? « Nous devons maîtriser notre data, protéger nos athlètes, créer nos propres standards éthiques. Il en va de notre souveraineté ». La souveraineté n’est pas un luxe, mais une nécessité. Les données valent de l’or, pourquoi l’Afrique continuerait-elle à les offrir gratuitement ?

Cela implique de développer des clouds souverains, de former des ingénieurs locaux, de créer des cadres juridiques adaptés. Bref, de faire du sport numérique un sport politique.

Afrique-Europe, et si le sport redéfinissait les rapports de force ?

Pendant longtemps, le sport a raconté le même vieux récit entre l’Europe et l’Afrique. Celui du talent brut d’un côté, du cadre structuré de l’autre. L’un produit, l’autre recrute. L’un court, l’autre encadre. L’un rêve, l’autre concrétise. Et au bout de la chaîne, un jeune Africain, arraché à son pays, devenu star à Paris, Rome ou Manchester… mais formé ailleurs, valorisé ailleurs, oublié ici.

Tout cela, terminé. Il lui a fallu du temps, mais l’Afrique se réorganise. Il suffit de regarder les feuilles de match des différentes Coupes du monde pour s’en convaincre, l’Afrique est omniprésente… mais pas forcément sous ses propres couleurs.

Des dizaines de joueurs africains ou d’origine africaine porteront le maillot de la France, des Pays-Bas, de la Belgique, du Portugal. Ce sont les enfants d’une migration footballistique massive, souvent précoce, parfois brutale. On les appelle les « talents de la diaspora ».

La co-organisation de la Coupe du Monde 2030 par le Maroc, l’Espagne et le Portugal est un signal fort. Il ne s’agit pas seulement d’une alliance logistique. C’est une affirmation politique ! L’Afrique n’est plus la terre d’accueil de petits événements. Elle co-écrit désormais les grandes compétitions mondiales. Elle ne vend plus son image, elle coproduit son prestige !

Ce changement de statut rebat les cartes. Car qui dit co-organisation dit partage des responsabilités, des bénéfices, des décisions. C’est une manière subtile mais puissante de dire à l’Europe « On n’est plus vos partenaires juniors. Nous sommes vos coéquipiers à parts égales ».

Et ça… ça change tout ! Fini le modèle « matière première contre visibilité ». Place à la coopération gagnant-gagnant. Cela implique que les clubs européens cessent de piller sans retour. Que les fédérations nouent de vrais partenariats. Que les talents puissent choisir leur trajectoire sans trahir leur continent. Et cela peut déjà se voir à travers certains actes. Des clubs européens investissent dans des académies en Afrique, en partenariat avec des structures locales. Des programmes européens financent la formation des coachs et arbitres africains, pas seulement des joueurs. Des fédérations collaborent à des projets de recherche et d’innovation avec des universités africaines.

Bref, l’Europe commence à comprendre que la survie de son propre modèle dépend de la vitalité du modèle africain.

Mais attention, si l’histoire nous a bien prouvé quelque chose, c’est que tout cela ne va pas sans ambiguïtés. Derrière les bonnes intentions se cache souvent une dépendance déguisée. Quand l’Europe « aide » à développer les structures sportives africaines, il faut se demander qui contrôle les données ? Qui détient les brevets ? Qui fixe les règles du jeu ?

Le danger, c’est de construire un modèle de sport africain à l’image européenne, avec ses codes, ses références et surtout ses attentes.
Et si, au fond, cette relation stratégique à travers le sport pouvait devenir un test pour d’autres domaines ? Santé, éducation, environnement…

La balle est au centre, à nous de jouer.

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