À la rentrée, le Maroc exhibera 8,9 millions de touristes au compteur du premier semestre 2025. Du jamais vu. Et parmi eux, une proportion de plus en plus grande de Marocains qui sortent leur carte crédit, non pas pour sauver un mariage, mais pour épargner la dignité sociale à leurs enfants, ou pour briller sur Instagram. Décryptage d’un phénomène de consommation… à crédit.

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À la rentrée, alors que les premiers cartables se frotteront encore aux derniers grains de sable, le Maroc affichera des chiffres de tourisme à faire pâlir n’importe quelle brochure. 8,9 millions de visiteurs au compteur pour le premier semestre 2025, 19% de plus que l’an dernier et des plages, des piscines et des ruelles saturées de valises à roulettes. Et si une partie de cette frénésie estivale ne reposait que sur des cartes de crédit qui fument ? Oui, au Royaume des destinations de rêve, nombreux sont ceux qui n’ont pas les moyens de voyager.

Les chiffres sont d’ailleurs assez étourdissants. L’année 2024 avait déjà été une année record avec plus de 17 millions de touristes accueillis, soit une progression de 20% par rapport à 2023, et 35% de plus qu’avant la pandémie. Les recettes, elles, ont flirté avec les 110 milliards de dirhams, renforçant l’idée que le Maroc est désormais solidement arrimé au grand navire touristique mondial. Mais 2025 semble vouloir faire encore mieux. Rien qu’au mois de juin, 1,7 millions de visiteurs ont franchi les frontières du Royaume, 11% de plus qu’en juin 2024 !

Entre orgueil… et châtiment

Une partie de ces touristes, ce sont des Marocains eux-mêmes, pressés de partir pour sauver l’honneur familial ou l’égo social. 3 millions de nuitées ont ainsi été enregistrées pour les nationaux sur la seule période allant de janvier à mai 2025, en hausse de 4% par rapport à l’année précédente.

Ces vacanciers locaux ont peuplé Saïdia, Agadir, Ifrane ou Martil et même les hôtels moyens ont affiché des prix à faire frissonner un compte bancaire. Mais qu’importe, pour de nombreux parents, ne pas partir signifierait condamner leurs enfants à la honte de la rentrée. Dans les cours de récré, il n’est plus question de conjuguer « je suis allé » mais de répondre à l’implacable « t’es parti où ? ». Dire « nulle part » serait une insulte à la dignité familiale, presque une faute morale.

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Et puis, il y a les autres, ceux que la morale familiale ne concerne pas, mais que la société des images tyrannise. Ceux-là se sont précipités sur Barcelone, Istanbul ou Dubaï, quitte à transformer leur banquier en partenaire de voyage malgré lui. Les dépenses des Marocains à l’étranger ont bondi de près de 5% au premier trimestre 2025, dépassant les 7 milliards de dirhams. Pour certains, poster une photo de tapas à Barcelone ou de gratte-ciel émirati vaut bien 12 mois de remboursement ou un prêt familial… à rembourser de toute façon.

Ce phénomène est relativement récent. Longtemps, partir en vacances au Maroc était un luxe réservé aux classes aisées. « En 2012, je me suis rendu compte que les Marocains n’avaient pas accès aux vacances, qu’ils avaient droit à des congés, mais qu’ils n’avaient pas de vacances. Parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de ressources pour pouvoir partir en vacances », explique Fouzi Zemrani, ancien vice-président général de la Confédération nationale du tourisme, et auteur du blog Blogtrotter, à LeBrief.

Le pays a connu un basculement et la classe moyenne, dopée par les crédits à la consommation, s’est installée dans la norme du départ estival. Désormais, ne pas partir, c’est décider de se marginaliser. Et comme les réseaux sociaux sont devenus le nouveau registre de l’état civil émotionnel, chacun s’applique à publier la preuve de son bonheur saisonnier, quitte à ce qu’il soit acheté au prix fort. Les stories en bord de piscine ou au pied d’un palmier, c’est la version moderne du diplôme accroché dans le salon. Oui, oui, elles valident l’existence sociale, elles disent « je suis quelqu’un qui vit et peu importe si j’ai des dettes ».

« Autrefois, pour les Marocains, partir en vacances signifiait souvent aller chez la famille. Mais aujourd’hui, même cet accueil familial tend à se raréfier. La culture a changé, les Marocains aspirent désormais à de vraies vacances, comme tout le monde, dans un cadre de détente… mais ils n’en ont pas toujours les moyens », explique Zemrani.

La mécanique économique est simple et cruelle à la fois. Le tourisme interne continue de progresser, mais reste timide avec une hausse de 4% des nuitées nationales, tandis que les prix des hébergements s’envolent en haute saison. Certaines régions sont sous-équipées, ce qui limite l’offre et rend les tarifs plus douloureux encore. Les familles marocaines, souvent à revenus moyens, se retrouvent à financer des séjours à 20.000 dirhams, parfois plus, avec des crédits à la consommation aux taux qui piquent plus qu’une méduse. Ces prêts saisonniers, remboursés sur douze ou vingt-quatre mois, viennent s’ajouter à la rentrée scolaire, aux frais de mariage ou à d’autres crédits déjà en cours, créant une spirale interminable.

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L’endettement pour les vacances est devenu, chez beaucoup, une évidence presque banale. On ne s’en vante pas forcément, mais on ne s’en cache plus. L’injonction sociale à partir est telle qu’elle se transforme en obligation morale. Les parents invoquent l’intérêt psychologique des enfants : « Ils ne doivent pas se sentir moins bien que leurs camarades ». Les jeunes couples sans enfants, eux, parlent de « profiter de la vie » avant qu’il ne soit « trop tard ». Tous, pourtant, participent à un même rituel, celui de l’achat d’un bonheur temporaire qui s’étire en remboursement mensuel, que ce soit auprès d’une banque ou autre.

Le paradoxe est que ces comportements coïncident avec une période de gloire pour le Maroc touristique. Sur la scène internationale, le Royaume enchaîne les records et les plans ambitieux. Une feuille de route dotée de 6 milliards de dirhams, 120 nouvelles lignes aériennes, un objectif de 26 millions de visiteurs d’ici à 2030. Ce triomphe se paie cher pour la classe moyenne. Le tourisme interne ne parvient pas à proposer une offre équilibrée et abordable.

Les différents genres d’endettement

Qu’on se le dise, l’endettement d’une personne ne s’arrête pas à l’agence bancaire. Et quand les banques n’augmentent pas forcément leurs crédits à la consommation, les Marocains trouvent mille et une façons de s’endetter… sans passer par la case banquier.

La famille

Ici, pas besoin de dossier en triple exemplaire ni de garantie sur salaire : un coup de fil à l’oncle de Fès, un café servi à la belle-sœur de Rabat et la machine à solidarité se met en marche. Au Maroc, la famille est la première source de financement de tous les projets. La dette familiale ne coûte pas d’intérêts, mais elle coûte en dignité et en petits services. Un mariage où il faut se montrer, un cadeau lors d’une fête, une réparation de voiture pour le cousin… La facture se paie autrement et ce qu’il y a de drôle, c’est qu’elle se paie parfois plus longtemps qu’un prêt bancaire !

L’agence de voyage

Autre détour astucieux : l’agence de voyages du quartier. Certaines permettent désormais de payer en plusieurs fois « à la confiance ». Pas de TEG à 9,5%, mais un calendrier serré avec deux ou trois versements, souvent avant même que les photos d’Instagram ne soient publiées. Les plus chanceux obtiennent des facilités sur quatre mois pour un billet vers Istanbul ou Barcelone. Un genre d’ancien « carnet » de l’épicier, mais version vacances.

Les microcrédits qui changent de route

Officiellement, la microfinance est destinée à l’artisanat ou au commerce local. Officieusement, certains microcrédits servent à offrir aux enfants leur première baignade à Saïdia ou à financer une escapade en Espagne. On détourne des prêts de 3.000 à 20.000 dirhams pour une semaine de détente. Le problème, c’est que ces prêts sont souvent à taux élevé et comme personne ne déclare « vacances » sur le formulaire, le remboursement devient vite douloureux.

Le découvert bancaire déguisé

C’est le champion de l’été ce découvert autorisé. Ce n’est pas un crédit officiel, donc personne n’a l’impression de s’endetter. On se dit « je régulariserai à la paie de septembre ». Sauf qu’entre les frais de tenue de compte et les intérêts, ce mini-plaisir d’été peut coûter 12 à 15% par an. Et le pire, c’est que cette dette-là n’a pas de date de fin, si septembre amène la rentrée scolaire et ses fournitures hors de prix, le découvert peut durer jusqu’à décembre… voire au Ramadan suivant !

Les petites mensualités invisibles

Les cartes de crédit et les paiements fractionnés sont devenus l’arme fatale des vacances à paraître. Acheter des billets d’avion « 3x sans frais » ou payer son hôtel « en 4x » semble indolore. Mais additionnons 600 dirhams par-ci pour Barcelone, 450 par-là pour Agadir… On finit par rembourser plusieurs crédits cachés sans jamais les appeler ainsi. C’est comme les grains de sable, ils sont petits, mais qu’est-ce qu’ils collent !

Les dettes « services »

La dette peut prendre une forme presque poétique, oui, oui, même elle ! L’endettement en services. L’ami mécanicien promet une réparation gratuite à son créancier, le peintre repeindra un salon, l’instituteur donnera des cours aux enfants. C’est un crédit en nature, payé par l’effort futur, qui a l’avantage de ne jamais passer devant un notaire.

Ça pèse sur le portefeuille

« Nous n’avons pas les chiffres exacts mais généralement les gens ne viennent pas nous voir en disant clairement prendre un crédit conso’ pour les vacances », explique Yassine, banquier à Casablanca, à LeBrief. Il nous explique même que les demandes de crédit peuvent baisser lors des jours chauds.

De fait, les statistiques confirment une reprise légère du crédit à la consommation au Maroc. Entre 2020 et 2022, ces crédits avaient progressé de 3,6 à 3,7% par an, puis en 2023, la croissance s’est presque essoufflée (0,4%), plombée par la remontée des taux et la montée des créances en souffrance, désormais supérieures à 93 milliards de dirhams. L’appétit des ménages pour le crédit, dans un contexte où le pouvoir d’achat reste comprimé, semble tout de même résister !

Selon Bank Al-Maghrib, à fin mars 2025, le crédit bancaire total progresse de 5,1% sur un an, boosté par les crédits d’équipement (18,1%) tout en laissant les crédits aux ménages à 2,4%, soit 59,4 milliards de dirhams pour le crédit conso’, contre 251 milliards de dirhams pour l’habitat.

Si le crédit vacances s’accumule avec d’autres (rachat, voiture, mariage…), le taux d’endettement peut dépasser les 40%, seuil pourtant limite selon les banques.

Fouzi Zemrani nous fait part d’un projet judicieux, qui n’a malheureusement pas connu de suite. « En 2012, j’ai proposé d’adapter un ancien système français de « chèques-vacances » pour le Maroc, afin de contrer la tentation des crédits à la consommation liés aux vacances. Mon objectif était de créer un mécanisme plus vertueux, basé sur une épargne volontaire des salariés. Cette idée s’inscrivait dans une réflexion globale sur le développement du tourisme interne, portée au sein de la Confédération nationale du Tourisme. J’avais présenté un dossier complet au ministère du Tourisme et à la CGEM ».

Le culte de l’image

Depuis que les vacances sont devenues la seconde religion du monde, une nouvelle catégorie de pèlerins défile sur Instagram et TikTok. Ces créateurs de contenus enchantent les flux avec des panoramas dignes de cartes postales, des brunchs branchés à Lisbonne, des couchers de soleil à Mykonos, des surf sessions à Imsouane… et des millions de jeunes Marocains les regardent avec envie et parfois frustration et tristesse. Des comptes comme @soufiane.ottmani, @asmaetou ou @adillaaajami comptent des centaines de milliers d’abonnés, chacun célébrant à coups de stories ce bonheur mondialisé.

Cette exposition quasi-permanente véhicule le message que le voyage est nécessaire pour exister socialement. Et même psychologiquement ! Les contenus, souvent filtrés, scénarisés, ajoutent au désir d’évasion. En moyenne, 43% des jeunes Marocains passent entre trois et cinq heures par jour sur ces plateformes, Instagram restant leur favori malgré la montée de TikTok.

Psychologiquement, c’est une pression incroyable. Le jeune voit un influenceur en short sur une plage turque et ressent aussitôt un manque dans sa propre vie ! Cela crée une aspiration frénétique à recréer l’origine du post avec une image de soi valorisée, un voyage qui sert autant d’avatar social que d’évasion réelle.
Une autre facette est le phénomène du « selfie tourism », où l’on visite un lieu non pour le connaître, mais pour produire l’image qu’on a déjà vu. C’est un tourisme de copie, une consommation superficielle des lieux, où l’on vient chercher la photo qu’on a vue. Un véritable cercle vicieux, car en voyant des milliers de gens publier la même image, le jeune marocain finit par penser qu’il doit la vivre lui aussi et souvent, l’acheter, car pour lui, c’est CA la norme, il n’en fait juste pas partie.

Alternatives moins chères

Voyager moins cher au Maroc, c’est possible et même malin. D’abord, le tourisme interne offre des alternatives authentiques, souvent à petit budget. On peut dormir chez l’habitant dans des kasbahs confortables ou dans des écogîtes, comme à Ouarzazate, Tafraout ou Chefchaouen et y vivre une immersion culturelle à prix doux. Il faut compter une moyenne de 300 dirhams la nuit en basse saison, parfois moins avec les auberges. L’usage de la location chez l’habitant permet d’éliminer quasiment les coûts d’hébergement. Le transport local, (bus, car, train ou covoiturage) renforce l’économie intérieure tout en restant bon marché.

Côté destinations proches du Maroc, l’Espagne reste abordable car il existe des vols low cost vers Madrid, Barcelone, Séville ou Malaga sont disponibles dès 300 dirhams l’aller simple en s’y prenant à l’avance via les applications voyages. Même la France peut être abordable en basse saison, avec des billets autour de 400 dirhams, notamment vers Marseille ou Lyon.

Pour voyager sans trop dépenser au Maroc, voici quelques astuces concrètes :

  • Voyager hors saison : de novembre à février, les hébergements baissent de 30 à 50%
  • Louer un Airbnb : immersion locale, petit prix, équipements inclus.
  • Privilégier les transports en commun : cars, trains, covoiturage, sont nettement plus économiques qu’un vol ou une location de voiture.
  • Opter pour des régions moins touristiques comme Tafraout, Azrou, Sidi Bouzid (El Jadida), ou l’Atlas moyen, où l’accueil est authentique et les tarifs loin des sommets de Marrakech ou Agadir.
  • Manger comme un local : tajines ou couscous dans les marchés ou petits restaurants de médina, bien moins que les menus touristiques.

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