Madagascar : anatomie d’un bouleversement historique

Tout commence le 25 septembre. Excédés par les délestages électriques et les pénuries d’eau, des milliers de jeunes Malgaches se rassemblent virtuellement sous la bannière du mouvement Léo Délestage, un cri de ras-le-bol devenu viral. Inspirés des mobilisations népalaises et philippines, ces jeunes militants refusent les cadres syndicaux traditionnels. Leur arme : les réseaux sociaux.
Les manifestations éclatent d’abord à Antananarivo, avant de s’étendre à Antsirabé et Toamasina. Malgré l’interdiction officielle, la mobilisation grossit. La réponse des forces de l’ordre est brutale : tirs de balles en caoutchouc, gaz lacrymogènes, arrestations massives. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme fait état d’au moins 22 morts et plus de 100 blessés, un bilan que le gouvernement conteste. Face à la montée des violences, les autorités instaurent un couvre-feu. Mais le mal est fait : la peur se mêle à la colère.
Le tournant syndical et la chute d’un pouvoir
Sous pression, le président Andry Rajoelina dissout son gouvernement le 29 septembre, espérant désamorcer la crise. En vain. Dès le lendemain, la contestation s’étend. Les syndicats, réunis au sein de la Solidarité syndicale malgache, rejoignent le mouvement et appellent à une grève générale. Enseignants, soignants et fonctionnaires réclament des hausses de salaires et le respect des libertés syndicales. La jonction entre jeunesse urbaine et monde du travail transforme une colère sociale en un mouvement national contre la gouvernance du pays.
Le 3 octobre, Rajoelina accuse ses opposants de fomenter un « coup d’État » via la manipulation des réseaux sociaux et des financements étrangers. Mais cette rhétorique, jugée déconnectée, ne convainc personne. Sur TikTok et X, les jeunes raillent un président « dépassé par son peuple ». Le fossé générationnel devient abyssal.
Après trois semaines d’émeutes et de blocages, le 14 octobre, le président Rajoelina quitte précipitamment le territoire à bord d’un avion militaire français. L’image de cette fuite précipite la chute du régime et renforce un sentiment anti-français déjà palpable. « C’est une très mauvaise image pour la France », analyse le sociologue Jean-Michel Wachsberger, spécialiste de Madagascar. « Un fort ressentiment anti-français se développe, renforcé par la perception d’une ingérence historique », indique-t-il à Radio France.
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Dans ce vide politique, l’armée du Corps autonome des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT) entre en scène. Mais contrairement aux putschs sanglants observés ailleurs, celui-ci se déroule sans effusion de sang. La Haute Cour constitutionnelle (HCC) valide la destitution du président, considérant la présidence vacante. Le colonel Michaël Randrianirina est alors désigné pour assurer la transition sous le titre de « Président de la Refondation de la République ».
Un coup d’État et une transition incertaine
« C’est un coup d’État pseudo-légaliste », souligne Wachsberger. « On destitue le président parce qu’il n’est pas là, puis on fait valider le tout par la Cour constitutionnelle ». Le 17 octobre, Randrianirina doit prêter serment lors d’une audience solennelle au Palais d’État d’Ambohidahy. Il promet un gouvernement « majoritairement civil » et des élections dans un délai de 18 à 24 mois.
Pourtant, la Constitution prévoit l’organisation d’un scrutin présidentiel dans les 60 jours en cas de vacance du pouvoir. Le colonel affirme vouloir « se conformer à la décision de la HCC », mais la communauté internationale reste prudente. L’Union africaine, la SADC et la Commission de l’océan Indien insistent sur le respect de l’ordre constitutionnel. Une mission d’enquête est annoncée.
Fait inédit, Randrianirina multiplie les rencontres avec des représentants de la Génération Z et de l’organisation étudiante Assedu-Mada. Ces jeunes exigent une réforme en profondeur du système éducatif, une transparence totale dans les prochaines élections et la création d’un Conseil de transition incluant syndicats, juristes et représentants régionaux. Le colonel se dit « à l’écoute », mais les observateurs s’interrogent sur sa réelle volonté de partage du pouvoir.
Cette jeunesse sans leader, qui s’est mobilisée pour des besoins essentiels, l’eau, l’électricité, la dignité, refuse désormais d’être écartée du processus politique. « Leur force, c’est leur autonomie », explique Wachsberger. « Ils ne suivent pas une élite, ils la défient ».
Un pays miné par la pauvreté et la corruption
Depuis son indépendance, Madagascar n’a cessé de s’appauvrir. Le PIB par habitant baisse année après année, sans guerre ni crise majeure pour l’expliquer. « C’est un cas d’école de mauvaise gouvernance », note Wachsberger. « Les élites politiques sont prédatrices, pas développementalistes ». Dans un pays où plus de 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté, la moindre pénurie devient un symbole d’injustice.
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L’arrestation prochaine de l’homme d’affaires Mamy Ravatomanga, accusé de corruption et de blanchiment, pourrait marquer une rupture avec ce passé opaque. Recherché à Maurice, il fait désormais l’objet d’une coopération judiciaire internationale pilotée par la juriste Fanirisoa Ernaivo. Un premier test de crédibilité pour le nouveau régime.
La France, impliquée malgré elle dans la fuite du président, tente désormais de garder ses distances. Par la voix de son ministère des Affaires étrangères, elle « suit avec la plus grande attention » la situation tout en appelant à une solution « africaine » conduite par l’Union africaine et la SADC. Paris met en garde contre toute « ingérence étrangère » et assure la sécurité de ses ressortissants à Antananarivo.
Sur le plan régional, les regards sont tournés vers le colonel Randrianirina, dont la promesse d’élections dans deux ans divise. Pour certains diplomates, ce délai risque de figer le pays dans une transition militaire prolongée ; pour d’autres, il offre enfin une chance de refondation politique.
Dans les rues redevenues calmes d’Antananarivo, l’espoir se mêle à la prudence. La « Gen Z malgache » savoure sa victoire symbolique : avoir fait tomber un président par la seule force du numérique et du nombre. Mais le défi à venir est immense : transformer une révolte sociale en un projet politique durable.
L’histoire retiendra peut-être que, dans un pays sans guerre mais miné par la pauvreté, la lumière est venue d’une jeunesse née dans l’obscurité des coupures d’électricité. À Madagascar, l’avenir s’écrit désormais entre un colonel promettant la refondation et une génération décidée à ne plus se taire.