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L’Afrique face aux révolutions kaki

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La communauté internationale est prise de court. Le coup de force à Libreville, alors que le Centre gabonais des élections (CGE) venait d’annoncer la réélection pour un troisième mandat de Ali Bongo, est le dernier en date d’une série de coups d’État qui ont secoué le continent africain ces derniers mois. Le phénomène inquiète la CEDEAO, à juste titre. Mais, s’ils sont de moins en moins fréquents qu’au début des indépendances, ces coups d’État sont cependant de plus en plus efficaces. Pour les experts, la fin de la «dynastie Bongo» montre qu’aucun pays d’Afrique subsaharienne n’est plus à l’abri de l’épidémie de coups de force militaire en provenance du Sahel.

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C’est le dernier coup de force en date. Mercredi 30 août, quelques minutes après que le Centre gabonais des élections (CGE) a déclaré Ali Bongo vainqueur de l’élection présidentielle avec 64,27% des suffrages exprimés, un groupe de militaires a annoncé à la télévision l’annulation du scrutin et la dissolution des institutions.

«Nous avons décidé de défendre la paix en mettant fin au régime en place», a annoncé l’un des militaires présents. «À cet effet, les élections générales du 26 août 2023 ainsi que les résultats tronqués sont annulés […]. Toutes les institutions de la république sont dissoutes, le gouvernement, le Sénat, l’Assemblée nationale, la Cour constitutionnelle […]. Nous appelons la population […] au calme et à la sérénité. Nous réaffirmons notre attachement au respect des engagements du Gabon vis-à-vis de la communauté nationale et internationale», ont-ils poursuivi, proclamant aussi la fermeture des frontières du pays «jusqu’à nouvel ordre».

Les militaires putschistes qui ont mis «fin au régime en place» de la dynastie Bongo qui dirige le pays depuis plus de 55 ans, ont annoncé la mise en place d’un régime de «transition», dont ils n’ont pas précisé la durée, avec à sa tête, le chef de la Garde républicaine, le général Brice Oligui Nguema.

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Effet domino ?

Pendant la guerre froide, «la théorie des dominos» était une doctrine américaine selon laquelle le basculement idéologique d’un pays en faveur du communisme allait être suivi de celui de ses voisins. En Afrique, on assiste ces dernières années à la résurgence de cette mécanique.

Avant ce putsch, l’Afrique avait subi sept coups d’État en trois ans (Niger, Burkina Faso, Soudan, Guinée, Mali). Et depuis 1950, c’est le 109ᵉ du genre ! Des chiffres d’autant plus frappants qu’ils ne prennent pas en compte les 110 autres tentatives qui se sont soldées par un échec sur la même période. Depuis 1990, 78% des 27 coups d’État perpétrés en Afrique subsaharienne l’ont été dans des États francophones, ce qui amène certains commentateurs à se demander si la France – ou l’héritage du colonialisme français – n’est pas à blâmer.

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Mais si le pouvoir est renversé à intervalles réguliers dans de nombreux pays d’Afrique, tous ne sont pas touchés de la même manière. Certains pays, comme la Tanzanie ou la Namibie échappent au phénomène. À l’inverse, le Soudan ou le Burundi tiennent le haut du pavé, avec respectivement 17 et 11 coups d’État ou tentatives. Mais si les putschs sont de moins en moins fréquents, ils sont cependant de plus en plus efficaces.

Toutefois, «englober tous ces faits politiques marquants pour en faire une analyse globale est tentant, mais dangereux», selon Caroline Roussy, directrice de recherche à l’Iris. «Comparer, c’est tomber dans une forme de piège. L’Afrique centrale, le Sahel, et l’Afrique de l’Ouest ne sont pas dans les mêmes problématiques. Parler d’effet domino, c’est une analyse un peu courte. Il y a plutôt une convergence des agendas, avec une élection présidentielle qui vient de se dérouler au Gabon», met en garde l’experte.

Cependant, «un point de convergence frappant réside dans la conviction croissante parmi les officiers militaires en Afrique que la prise du pouvoir par la force est non seulement réalisable, mais également susceptible de recevoir une réaction modérée, voire un soutien tacite de la part des acteurs internationaux», précise Wassim Nasr, spécialiste des mouvements terroristes.

Comme le Gabon, d’autres régimes africains pourraient basculer dans l’instabilité, prédit Lova Rinel. «Paradoxalement, le moment déclencheur, ce sont les élections. Il faudra observer la situation au Cameroun et au Congo-Brazzaville, avec des dirigeants vieillissants, ou encore à Madagascar ou au Tchad, avec une gouvernance qui n’a pas un bon bilan». La situation au Sénégal pourrait également s’enflammer suivant le déroulement des prochaines élections prévues le 25 février 2024.

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Pour les experts, le renversement de Ali Bongo montre qu’aucun pays d’Afrique subsaharienne n’est plus à l’abri de l’épidémie de coups de force militaire en provenance du Sahel. Même s’il pense qu’il serait surprenant que les coups d’État se poursuivent au même rythme, le chercheur Jonathan Powell se dit «certain que les années à venir verront des coups d’État en plus grand nombre que ce à quoi nous nous étions habitués».

Et d’ajouter : «Les causes sous-jacentes des coups d’État existent toujours et s’aggravent. Avant que ces dynamiques internes ne s’améliorent, ou que les acteurs régionaux ou mondiaux apportent une solution, il n’y a aucune raison de penser que les coups d’État vont disparaître».

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Après le putsch au Soudan en octobre 2021, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a parlé d’une «épidémie» de coups d’État, dénonçant un «environnement dans lequel certains chefs militaires ont le sentiment de bénéficier d’une impunité totale» et «peuvent faire ce qu’ils veulent, car rien ne leur arrivera». Selon lui, trois raisons principales expliquent l’augmentation des coups d’État : les fortes divisions géopolitiques entre les pays, l’impact socio-économique de la Covid-19, et l’incapacité du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine à prendre des mesures fortes face aux putschs.

En 2014 déjà, le Conseil dénonçait les «insuffisances en termes de gouvernance», mais aussi «la cupidité, l’égoïsme, une mauvaise gestion de la diversité et des opportunités, la marginalisation, les abus des droits humains, le refus d’accepter la défaite électorale, la manipulation des constitutions, ainsi que la révision anticonstitutionnelle des constitutions en faveur d’intérêts restreints et la corruption» comme fréquentes causes des changements anticonstitutionnels de gouvernement.

Un doublé en 9 mois au Mali

Jonathan Powell explique qu’un récent coup d’État peut «signaler une rupture dans la continuité politique, un changement dans la dynamique du pouvoir qui peut susciter de futurs contre-coups» en raison de rivalités au sein de l’armée. Le chercheur considère que certains pays tombent dans ce que l’on appelle une «spirale de coups d’État» qui se succèdent rapidement. C’est le cas du Mali, où quatre tentatives de coup d’État ont eu lieu au cours de la dernière décennie, alors que le pays n’en avait pas connu lors des vingt années précédentes.

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Lors du coup d’État qu’il a mené en août 2020, le colonel Assimi Goïta s’est justifié en mettant en avant le mécontentement populaire généralisé à l’égard du pouvoir. Cependant, lorsqu’en mai 2021, il a renversé le gouvernement de transition qu’il avait contribué à mettre en place, il avait alors invoqué un remaniement ministériel qui excluait deux chefs militaires clés. Assimi Goïta avait déclaré que cette décision constituait une violation des conditions préalables à l’installation du nouveau gouvernement.

L’héritier Déby à la tête du Tchad

Le Tchad fait partie des pays les plus pauvres et ceux où la démocratie est fragile, selon l’Index de fragilité des États créée par le Fund for Peace, qui sont historiquement plus touchés par les putschs. En avril 2021, l’armée tchadienne prend le pouvoir après la mort du président Idriss Deby, tué lors d’une visite aux troupes combattant les rebelles dans le nord du pays.

Selon la constitution tchadienne, le président du Parlement aurait dû devenir président, mais un conseil militaire intervient et dissout le Parlement au nom de la stabilité.

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Le général Mahamat Idriss Déby, le fils du président Déby, est nommé président par intérim et est chargé de superviser une transition de 18 mois vers des élections. Dans la capitale N’Djamena, le transfert inconstitutionnel du pouvoir provoque des émeutes qui sont réprimées dans le sang. Depuis, la transition n’est toujours pas achevée et a même été prolongée.

Alpha Condé poussé vers la sortie en Guinée

Au matin du 5 septembre 2021, des tirs à l’arme lourde sont entendus dans la capitale Conakry. Une unité des forces spéciale de l’armée guinéenne, le Groupement des forces spéciales, s’introduit dans le palais présidentiel à Conakry, capture le président Alpha Condé et le démette de ses fonctions. Le président guinéen, en poste depuis 2010, venait de se faire réélire en 2020 pour un troisième mandat après avoir fait modifier la Constitution pour pouvoir se présenter. Il est alors détenu en résidence surveillée et bien traité, mais refuse de démissionner.

Mamady Doumbouya devient président par intérim et promet à son tour une transition vers des élections démocratiques, cette fois dans un délai de trois ans. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) rejette cependant ce calendrier et impose des sanctions aux membres de la junte et à leurs proches.

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Le régime propose ensuite une nouvelle période de transition de 24 mois débutant le 1ᵉʳ janvier 2023, mais l’opposition refuse, pointant le flou de la feuille de route pour un retour à l’ordre constitutionnel. Pour l’heure, les élections sont prévues pour fin décembre 2024.

La charte de transition affirme par ailleurs que Mamadi Doumbouya et les autres membres de la junte sont inéligibles pour les futures élections. Le colonel Doumbouya a assuré qu’il «ne passera pas un jour de plus à l’issue des vingt-quatre mois de la transition. Il a donné sa parole au peuple de Guinée», selon des propos rapportés le 9 février 2023 par le porte-parole du gouvernement, Ousmane Gaoual Diallo, après un conseil des ministres.

Double coup d’État au Burkina Faso

En 2022, le Burkina Faso subit deux coups d’État en moins d’un an. Le premier commence par une mutinerie de soldats dans la nuit du 23 au 24 janvier 2022, à Ouagadougou et dans plusieurs villes du pays. Le président Roch Marc Christian Kaboré, qui avait été élu démocratiquement pour un deuxième mandat en novembre 2020, est renversé par les soldats mutins menés par le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba qui reprochent au gouvernement son incapacité à lutter contre la menace terroriste.

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Le 31 janvier, le leader des putschistes est nommé président de la Transition du pays pour trois ans. Mais sa prise de pouvoir sera de courte durée. Le 30 septembre, des officiers de l’armée annoncent avoir démis Paul-Henri Sandaogo Damiba de ses fonctions. Le capitaine Ibrahim Traoré devient alors président de transition jusqu’à une nouvelle élection présidentielle prévue en juillet 2024.

Mohamed Bazoum renversé au Niger, la CEDEAO menace d’intervenir

Le 26 juillet 2023, des membres de la garde présidentielle renversent le président du Niger Mohamed Bazoum, élu en 2021. Le général Abdourahamane Tiani, chef de la garde présidentielle, prend le relais. Le nouvel homme fort du Niger propose une période de transition de maximum trois ans avant de rendre le pouvoir aux civils.

La situation déclenche une crise régionale, car la CEDEAO, qui a condamné le coup d’État et s’inquiète d’une contagion dans la région, exige la libération du président Bazoum et menace d’intervenir militairement. Le 10 août, la CEDEAO approuve le déploiement de sa «force en attente» afin de «rétablir l’ordre constitutionnel» tout en continuant à rechercher une solution diplomatique.

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«Nous sommes prêts. Dès que nous recevrons l’ordre d’intervenir, nous le ferons», avait menacé le général Christopher Musa, chef des armées du Nigeria, le 31 juillet sur RFI. Tout comme le Sénégal, qui a dénoncé, jeudi 3 août, un «coup [d’État] de trop» : Dakar affirme être prêt à déployer des troupes si la CEDEAO décidait d’une intervention.

Or, la crainte d’un embrasement régional rend l’hypothèse d’une telle intervention très incertaine. Car les militaires nigériens du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNPS) ont promis une «riposte immédiate» à «toute agression». Tout comme le Burkina Faso du capitaine Ibrahim Traoré et le Mali du colonel Assimi Goïta, suspendus des instances de la CEDEAO et qui se sont ralliés à leurs voisins nigériens. Ouagadougou et Bamako ont ainsi averti qu’une intervention militaire au Niger serait perçue comme «une déclaration de guerre» contre leurs propres États. Idem pour la Guinée du président Mamadi Doumbouya, lui aussi arrivé au pouvoir à la faveur d’un putsch.

«Une intervention de la CEDEAO serait extrêmement lourde de conséquences, d’autant plus que désormais, le Mali et le Burkina Faso se sont ralliés au Niger», analyse le colonel Peer De Jong, ancien colonel des troupes de marine et fondateur du Management Institute for International Security (Themiis). «L’effet domino est classique en Afrique. Bénin, Togo, Côte d’Ivoire, dans cet ordre-là, sont très menacés», liste une source proche de plusieurs chefs d’États africains. «En Côte d’Ivoire, le pouvoir du président Alassane Ouattara est très fragile. C’est pourquoi les Ivoiriens n’interviendront pas aux côtés de la CEDEAO», prédit cette source.

«Ces coups d’État induisent une inquiétude légitime. Mais en dehors de la Guinée, pour le moment, ce sont les pays sahéliens qui sont touchés», complète Fahiraman Rodrigue Koné, analyste à l’Institut d’études de sécurité de Bamako.

«La menace terroriste a révélé un ensemble de défaillances en matière de gouvernance. Ce sont des facteurs qui sont partagés par les pays de la région ouest-africaine, où les crises sont récurrentes, comme lors des dernières élections au Nigeria». Et d’ajouter : «Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont une tradition du coup d’État, ce qui n’est pas le cas du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont à l’abri».