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Niger-CEDEAO : le bruit des bottes résonne

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La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a ordonné jeudi 10 août, à l’issue de son sommet à Abuja, au Nigeria, «l’activation immédiate» de sa force d’intervention en vue de restaurer l’ordre constitutionnel au Niger. Plus de deux semaines après la prise de pouvoir de militaires putschistes, l’organisation régionale, qui n’écarte pas la voie diplomatique pour rétablir Mohamed Bazoum, n’a précisé aucun calendrier, ni le nombre ou l’origine des militaires. Toutefois, les chefs d’État-major de la CEDEAO, qui se réuniront samedi au Ghana, assurent avoir élaboré un plan détaillé d’intervention militaire à soumettre aux dirigeants de la région pour examen. Une opération qui pourrait coûter la vie au président nigérien, séquestré dans des conditions préoccupantes.

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Jeudi soir, les dirigeants de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) réunis au sein d’un sommet extraordinaire à Abuja ont ordonné le déploiement de la «force en attente» de l’organisation régionale pour «rétablir l’ordre constitutionnel au Niger», plus de deux semaines après la prise de pouvoir de militaires putschistes. À l’issue de trois jours de réunion, les chefs de la défense de la CEDEAO ont déclaré avoir élaboré un plan détaillé d’intervention militaire à soumettre aux dirigeants de la région pour examen. Ils se réuniront samedi au Ghana, rapporte l’Agence France-Presse (AFP), vendredi, de sources militaires régionales.

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S’il n’a pas précisé de calendrier, le président ivoirien Alassane Ouattara a promis que cette intervention aurait lieu «dans les plus brefs délais». «Les chefs d’état-major auront d’autres conférences pour finaliser les choses, mais ils ont l’accord de la conférence des chefs d’État», a déclaré le dirigeant, jeudi 10 août, à son retour du sommet.

Un gouvernement formé à Niamey

Les putschistes au pouvoir à Niamey, issus du coup d’État du 26 juillet, avaient, eux, prévenu, dès l’évocation d’une intervention militaire, qu’ils riposteraient à «toute agression» de la CEDEAO. La menace d’un recours à la force avait été brandie la première fois le 30 juillet lors d’un précédent sommet de l’organisation : un ultimatum de sept jours avait été lancé aux militaires de Niamey pour rétablir le président Bazoum, sous peine d’intervention armée. Mais rien ne s’est passé à son expiration dimanche.

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Dans la nuit de mercredi à jeudi, la junte militaire a également annoncé la formation d’un nouveau gouvernement, quelques heures avant le début du sommet d’Abuja. Le gouvernement de vingt membres, formé à Niamey, est dirigé par un Premier ministre civil, l’économiste Ali Mahaman Lamine Zeine. Ceux de la Défense et de l’Intérieur sont des généraux du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) qui a pris le pouvoir, respectivement le général Salifou Mody et le général Mohamed Toumba.

L’annonce de sa formation confirme la détermination du régime militaire qui a renversé Mohamed Bazoum, et apparaît comme un signe de défiance à l’égard des dirigeants de la CEDEAO. Mais tous les pays d’Afrique de l’Ouest ne sont pas hostiles au nouveau pouvoir nigérien : le Mali et le Burkina Faso voisins, eux aussi dirigés par des militaires, ont affiché leur solidarité avec Niamey. Ils avaient même affirmé que si le pays était attaqué par la CEDEAO, ce serait «une déclaration de guerre» pour eux.

Des soutiens occidentaux

Dans la foulée, la France a apporté «son plein soutien à l’ensemble des conclusions» adoptées lors du sommet. Paris soutient «l’ensemble des conclusions adoptées à l’occasion du sommet extraordinaire» de la CEDEAO à Abuja, y compris la décision d’activer le déploiement d’une «force en attente», a signifié le ministère français des Affaires étrangères.

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Au même moment, le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, déclarait que son pays soutenait «le leadership et le travail» qu’exerce l’organisation régionale pour permettre le retour à l’ordre constitutionnel au Niger, sans toutefois approuver explicitement la décision de déployer sa force.

Les Occidentaux veillent à modérer leurs commentaires pour ne pas être accusés d’ingérence. Si Paris et Washington soutiennent l’organisation dans son initiative, ils ne devraient toutefois pas s’investir militairement dans l’opération.

Dans la capitale nigérienne, la situation est tendue. Une manifestation a été annoncée pour vendredi aux alentours de la «base aérienne projetée» qui abrite les forces françaises. Quelque 1.500 soldats se trouvent dans l’ensemble du Niger et une grande partie à Niamey. L’aviation et les drones Reaper français y sont stationnés. Jeudi des rumeurs et de fausses informations ont circulé sur les réseaux sociaux, prenant pour cible les forces françaises. La base militaire américaine au Niger est située quant à elle à Agadez, plus au Nord. L’Allemagne et l’Italie disposent aussi de soldats dans le pays.

Une intervention fragile

L’effet de cette annonce est encore incertain. «On ne sait ni quand ni comment cette force sera déployée ni qui en fera partie», explique Tatiana Smirnova, chercheuse associée au Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand, en entrevue au Devoir. «Ça risque de dégénérer d’une manière imprévisible», ajoute-t-elle.

Après l’annonce, le président ivoirien a précisé que la Côte d’Ivoire «fournira un bataillon» de 850 à 1.100 hommes, aux côtés du Nigeria et du Bénin notamment, et que «d’autres pays» les rejoindront. «Les putschistes peuvent décider de partir dès demain matin et il n’y aura pas d’intervention militaire, tout dépend d’eux», a-t-il martelé, en ajoutant : «Nous sommes déterminés à réinstaller le président Bazoum dans ses fonctions.»

La naissance des « Casques blancs »

La « force en attente » évoquée par la CEDEAO est l’héritière de la Brigade de surveillance du cessez-le-feu de l’organisation (Ecomog). Ce groupe militaire d’intervention naît en 1990 dans le sillage de la guerre civile au Liberia, avec pour objectif de faire respecter les cessez-le-feu signés dans les pays d’Afrique de l’Ouest. Vouée au maintien de la paix, cette force d’interposition compte jusqu’à 20.000 hommes, alors surnommés « Casques blancs », issus des pays membres. Ses troupes sont composées d’hommes issus des pays membres de l’organisation (Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone et Togo).

Des soldats sénégalais membres des forces de la Cedeao patrouillent à Bara, le 22 janvier 2017. © CARL DE SOUZA/AFP

Des soldats sénégalais membres des forces de la CEDEAO patrouillent à Bara, le 22 janvier 2017. © CARL DE SOUZA/AFP

Mais les contours du projet d’intervention militaire pour rétablir le président nigérien élu Mohamed Bazoum restent flous. Pour l’heure, la CEDEAO espère encore une solution diplomatique.

Ces derniers jours, plusieurs tentatives de médiation menées à Niamey, notamment par la diplomatie américaine, ont semble-t-il échoué. Cependant, «tout n’est pas perdu», a affirmé le président du Nigeria, Bola Tinubu. Et pour ce faire, «aucune option n’est exclue, y compris le recours de la force en dernier ressort. Si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne le fera à notre place».

Mobilisation immédiate ne vaut pas intervention immédiate. L’organisation devra au préalable obtenir l’approbation de l’Union africaine (UA) pour se déployer, fait savoir une source en son sein à Jeune Afrique. Le feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU pourrait également être nécessaire. Ensuite, il faudrait plusieurs semaines pour constituer une force militaire cohérente. D’autres sources disent cependant que le délai pourrait être plus court.

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Des huit pays sur les onze membres ayant participé au sommet d’Abuja, le Nigeria, la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Bénin ont d’emblée déclaré qu’ils étaient prêts à envoyer des troupes au Niger si la CEDEAO décidait de le faire. D’après l’indice Global Firepower publié en 2023, le Nigeria, qui se situe au 4e rang en Afrique et au 36e rang mondial en matière de puissance militaire, compte à lui seul environ 135.000 soldats actifs que le pays peut mobiliser aux côtés de 32.000 réservistes. Selon l’Institut international pour les études stratégiques, dans son rapport « The Military Balance » publié en 2023, le Ghana dispose de 16.000 hommes et le Sénégal peut en mobiliser 14.000. Viennent ensuite le Togo avec 13.000 soldats et le Bénin 12.000. De son côté, la Sierra Leone peut mobiliser 8.500 militaires et la Guinée-Bissau 4.000.

L’armée nigérienne, elle, compte 33.000 hommes et est classée au 25e rang en Afrique en matière de puissance militaire. Mais cela ne signifie certainement pas qu’une invasion serait facile. Même dans le scénario où l’armée du Nigeria, poids lourd de l’organisation, prend la tête d’une opération, des capacités aériennes ou logistiques, des moyens de renseignement et d’autres leur manqueraient. Dès lors, la question d’un soutien serait posée.

Dans son analyse, le média français Les Échos indique que l’intervention militaire de la CEDEAO, plausible à cette heure donc sans être pour autant décidée, comporte des risques très importants. «Il faudrait en effet que les armées nigériane, ivoirienne et sénégalaise se coordonnent, alors qu’elles n’ont jamais travaillé ensemble, pour s’emparer de Niamey, largement favorable aux putschistes pour des raisons ethniques : la capitale du Niger est en majorité peuplée de Haoussas (40% des 21 millions de Nigériens), dont sont issus presque tous les généraux putschistes, alors que Mohammad Bazoum est d’origine arabe et s’appuie sur les Touaregs», écrit le journal.

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Un aspect ethnique qui compliquerait aussi toute intervention militaire, car, précise le média, «les Haoussas sont proches des populations du nord du Nigeria, qui constitueraient l’essentiel d’une force d’intervention».

Une opération comme en Gambie ?

Par ailleurs, la base juridique d’une intervention est très fragile. Les contours légaux d’une intervention armée de la CEDEAO restent également à préciser. Le chapitre VII de la charte de l’ONU ne les autorise qu’en cas d’atteinte à la sécurité et la stabilité régionale et la CEDEAO, de plus, est une organisation surtout économique, sans volet militaire prononcé. Elle a toutefois déjà mené une intervention en Gambie lorsqu’en 2017 Yahya Jammeh a refusé de quitter le pouvoir après avoir perdu une élection, mais avec la complicité de l’armée locale.

 

Opérations militaires passées de la Cédéao. © Le Monde

Opérations militaires passées de la CEDEAO. © Le Monde

Mais le calcul pour savoir s’il faut aller de l’avant cette fois serait beaucoup plus difficile, précise BBC. Premièrement, le Niger est géographiquement le plus grand pays d’Afrique de l’Ouest, tandis que la Gambie est un petit bout de terre entouré par le Sénégal et l’océan Atlantique, donc y envoyer des troupes serait une perspective tout à fait différente.

Deuxièmement, le Nigeria, la puissance régionale qui mène la charge pour restaurer le président Bazoum est confrontée à une multitude de problèmes de sécurité dans son pays, donc envoyer une partie importante de l’armée au Niger serait un véritable pari.

Troisièmement, le Mali et le Burkina Faso ont déclaré qu’une intervention militaire au Niger serait considérée comme une «déclaration de guerre» et qu’ils iraient défendre leurs collègues putschistes. La situation risque donc de dégénérer en une guerre régionale à grande échelle, surtout si la population nigérienne s’oppose à l’intervention étrangère. Bien qu’il soit impossible de savoir comment ils réagiraient.

Dernière difficulté, le président Bazoum est otage des putschistes qui ont laissé entendre qu’ils l’exécuteraient en cas d’assaut visant à le délivrer.

Des conditions de détention «cruelles»

Le président élu est, en effet, toujours retenu prisonnier, avec son épouse et son fils depuis deux semaines. Ils seraient retenus dans la résidence officielle au sein du palais présidentiel, plus précisément au sous-sol du bâtiment, selon les informations de Jeune Afrique. Ses conditions de détention semblent se détériorer au fil du temps.

Selon le média américain CNN, Mohamed Bazoum n’a que des pâtes et du riz pour se nourrir. Dans une série de messages envoyés à un ami, il a affirmé qu’il était privé de «tout contact humain depuis vendredi (le 4 août, NDLR)», sans que personne ne lui apporte de nourriture ni de médicaments. Selon l’ONG Human Rights Watch qui s’est entretenue avec Mohamed Bazoum, celui décrit le traitement qui lui est réservé comme «inhumain et cruel», dénonçant également une mise en danger de son fils cardiaque et privé de soins.

Vendredi, le président de la Commission de l’Union africaine (UA) Moussa Faki Mahamat, a exprimé «ses vives préoccupations» sur «la détérioration des conditions de détention» du président nigérien Mohamed Bazoum, jugeant «inadmissible» son traitement par les autorités militaires qui l’ont renversé.

«Un tel traitement d’un président démocratiquement élu à travers un processus électoral régulier est inadmissible», a dénoncé le président de la commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, en appelant «l’ensemble de la communauté internationale à rassembler concrètement tous ses efforts pour sauver la vie et l’intégrité morale et physique du président Mohamed Bazoum».

Au lendemain d’un sommet, le dirigeant de l’UA interpelle «les autorités militaires sur l’urgence de stopper l’escalade avec l’organisation régionale, la défiance à son égard et la poursuite de la séquestration du président dans des conditions qui se dégradent de façon inquiétante». Dans le même communiqué, le dirigeant «exprime son ferme soutien aux décisions de la CEDEAO».

L’UE a exprimé vendredi sa «profonde inquiétude» et réclamé de nouveau sa libération «immédiate et sans condition». Le président Bazoum et sa famille «seraient, selon les dernières informations, privés de nourriture, d’électricité et de soins depuis plusieurs jours (…) [Il] a consacré sa vie à œuvrer pour améliorer le quotidien des Nigériens, rien ne permet de justifier un tel traitement», a indiqué sur X (ex-Twitter) le chef de la diplomatie de l’UE Josep Borrell.

«Nous avons fait savoir aux dirigeants militaires que nous les tiendrons responsables de sa sécurité et de sa santé», a, de son côté, averti Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine. Mercredi, le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres s’était alarmé de façon similaire, se disant «préoccupé» par la situation du président élu et exigeant sa libération.